Il est possible d'entraîner son cerveau à oublier... cela serait même bénéfique

Juin 20, 2025 - 10:00
Il est possible d'entraîner son cerveau à oublier... cela serait même bénéfique

En début d'année, Vishvaa Rajakumar, âgé de vingt ans, a mémorisé quatre-vingts chiffres aléatoires en 13,5 secondes, soit environ six chiffres par seconde. Cet exploit lui a permis de remporter le championnat du monde Memory League, un tournoi qui pousse la mémoire dans ses retranchements. Dans une autre épreuve, les participants devaient mémoriser l’ordre d’un jeu de cartes mélangé.

Même si vos capacités de mémorisation ne vous permettraient pas de gagner une compétition internationale, avoir une mémoire supérieure à la moyenne est perçu comme un atout. Près de trois quarts des adultes disent jouer à des jeux comme les mots croisés non seulement pour le plaisir, mais aussi pour entretenir leur mémoire. Après tout, une bonne mémoire est souvent associée à l’intelligence et à l’esprit vif, tandis que l’oubli est perçu comme le signe d’un esprit distrait ou d’un déclin cognitif.

Mais comme je l’ai appris auprès de chercheurs, accorder trop d’importance à la mémoire peut nous faire oublier que l’oubli est une compétence tout aussi essentielle. Sans lui, notre esprit serait saturé d’informations inutiles, obsolètes, voire douloureuses sur le plan émotionnel. Et bien que, la plupart du temps, l’oubli se produise sans que nous en ayons conscience, les scientifiques ont découvert que nous pouvons avoir une influence étonnante sur ce que nous ne voulons pas retenir.

En réalité, l’oubli est une aptitude que l’on peut cultiver, avec des effets sur notre bien-être, notre créativité, et même sur notre perception de nous-mêmes. Certains psychologues enseignent désormais des techniques d’oubli comme un outil pour soulager les symptômes de dépression ou d’anxiété. Et à l’heure où nos téléphones et les réseaux sociaux jouent un rôle toujours plus grand dans ce que nous retenons, il devient peut-être crucial non seulement d’améliorer notre mémoire, mais aussi d'améliorer notre capacité d'oubli.

 

POURQUOI OUBLIER NOUS FAIT DU BIEN

Nous commençons à oublier dès que nous commençons à retenir, explique Jonathan Fawcett, neuroscientifique cognitif à la Memorial University of Newfoundland - et c’est une bonne chose. Prenons l’exemple du journaliste russe Solomon Shereshevsky, doté d’une capacité exceptionnelle à mémoriser des détails infimes : phrases dans une langue étrangère, formules mathématiques sans signification… Mais cette faculté avait un revers : il avait du mal à se concentrer tant il était submergé par ses souvenirs. Parfois, il souhaitait tellement oublier qu’il écrivait un souvenir sur une feuille… avant de la brûler, espérant ainsi libérer son esprit. Peine perdue. « Même le feu ne pouvait effacer les traces qu’il voulait faire disparaître », écrit le neurologue A.R. Luria, qui l’a longuement étudié l'exceptionnelle mémoire de Shereshevsky.

La plupart d’entre nous n’avons pas besoin d’en arriver à de telles extrémités. L’oubli se fait en général sans effort conscient. Nous formons des souvenirs vifs en prêtant attention aux détails utiles pour l’avenir, tandis que les informations sans importance ou ignorées ne sont tout simplement pas encodées. Et même lorsqu’un souvenir est formé, il peut ensuite disparaître naturellement : soit parce qu’il s’affaiblit avec le temps, soit parce qu’il est remplacé ou altéré par de nouveaux souvenirs qui interfèrent.

Cet oubli se produit sans volonté délibérée, comme lorsque vous ne retrouvez plus vos clés simplement parce que vous n’avez pas fait attention à l’endroit où vous les avez posées. Mais selon Michael Anderson, psychologue cognitif et neuroscientifique à l’université de Cambridge, nous pratiquons aussi au quotidien un oubli bien plus intentionnel. On parle alors d’oubli motivé, par exemple lorsqu’une personne a un intérêt émotionnel ou psychologique à ne pas se souvenir de quelque chose.

Les chercheurs ont découvert qu'il est possible soit d'empêcher un souvenir de se former dès le départ, soit d'empêcher un souvenir non désiré de refaire surface.

Jonathan Fawcett a conduit des expériences d'« oubli dirigé ». En laboratoire, on montre aux participants une liste de mots, suivie d’instructions leur demandant d’en retenir certains et d’en oublier d’autres. C’est aussi simple que cela. Au final, les participants se souviennent mieux des mots qu’on leur a dit de retenir, et moins bien de ceux qu’on leur a dit d’oublier.

Les mots à « oublier » n’ont tout simplement pas été enregistrés parce qu’on leur avait dit qu’ils ne seraient pas utiles. Bien sûr, au quotidien, il n’existe pas de directives claires sur ce qu’il faut retenir ou écarter. Mais l’exercice montre qu’il est possible de croiser une information inutile et de consciemment la laisser passer.

Une autre forme d’oubli motivé se produit lorsque l’on choisit de se souvenir de certains souvenirs plutôt que d’autres, similaires, ce qui renforce le souvenir choisi et affaiblit celui mis de côté. C’est ce qu’on appelle l’oubli induit par la récupération, et à travers lui, les gens peuvent façonner leur propre récit de vie.

Par exemple, imaginez une soirée karaoké embarrassante où vous êtes tombé de la scène en chantant Pink Pony Club. Si vous évoquez cette soirée avec vos amis, mais sans jamais parler de la chute, les aspects positifs de cette expérience pourraient, avec le temps, devenir les souvenirs dominants de cette soirée. Vous pourriez vous rappeler d'avoir tenu une note aiguë ou des rires de vos amis. « En choisissant ce à quoi on pense et ce qu’on évoque, on modifie notre récit intérieur », explique Fawcett. Les gens ont tendance à se souvenir des informations qui correspondent à l'image qu'ils ont d’eux-mêmes. Si vous vous considérez comme une personne fiable, vous vous souviendrez des fois où vous avez apporté une soupe à un ami malade, et non de la fois où vous avez oublié l’anniversaire de votre mère. Ces souvenirs renforcent l'identité que vous vous êtes forgé.

Une autre forme courante d’oubli motivé survient lorsque de vieux souvenirs sont refoulés après avoir été déclenchés par un rappel. Par exemple, vous voyez une voiture qui ressemble à celle de votre ex compagne ou compagnon. Cela pourrait faire ressurgir des souvenirs douloureux, des souvenirs plus ou moins heureux. Mais au lieu de vous attarder dessus, vous pouvez apprendre à écarter rapidement cette réminiscence.

Le neuroscientifique Michael Anderson a mis au point une expérience pour étudier ce processus d’inhibition de la mémoire, qu’il appelle les expériences think / no-think (penser / ne pas penser). 

On demande aux participants de mémoriser des mots allant par paires, comme pelouse et bœuf, en utilisant l’un comme indice pour retrouver l’autre. Ensuite, on leur dit de ne pas penser au mot associé (ici bœuf) lorsqu’ils voient pelouse. Anderson compare ce type d’oubli à l’arrêt d’un mouvement physique : si vous touchez un objet brûlant, la prochaine fois, votre cerveau vous empêchera peut-être d’y poser la main. « Interrompre une pensée est tout aussi important qu’interrompre une action », affirme-t-il.

Et en effet, lorsqu’Anderson et ses collègues ont observé l’activité cérébrale des participants pendant ces tâches, ils ont remarqué un processus inhibiteur similaire à celui de l’arrêt d’un mouvement. Quand vous empêchez votre main de toucher une poêle chaude, un signal part du cortex préfrontal vers les zones motrices du cerveau. Lorsqu’on interrompt un souvenir, le signal est envoyé à l’hippocampe, le centre de la mémoire. Cet arrêt actif a ensuite des effets durables : les souvenirs repoussés commencent à s’estomper.

Dans une étude de 2023, Anderson et son équipe ont réussi à entraîner les participants à ne plus penser à leurs inquiétudes liées à la pandémie de COVID-19. Dans de nouvelles expériences think / no-think, les participants devaient associer des mots à des souvenirs dérangeants - par exemple, le souvenir d’une visite à l’hôpital alors qu'un proche s'y trouvait. Lorsqu’on leur montrait le mot-indice (comme respirer), ils devaient soit penser au souvenir, soit ne pas y penser. Après trois jours d’entraînement, les participants du groupe no-think ont rapporté des souvenirs moins détaillés et moins émotionnellement envahissants que ceux du groupe think. « Cela suggère que l’oubli intentionnel peut s’apprendre », affirme Fawcett. Trois mois plus tard, les souvenirs étaient de moins en moins pénibles ou douloureux, et 80 % des participants déclaraient continuer à pratiquer des techniques de suppression de pensées.

 

OUI, OUBLIER PEUT ÊTRE AUSSI SIMPLE QUE ÇA

Si cela vous semble trop facile de simplement vous dire de ne pas penser à quelque chose, certains participants à l’étude d’Anderson ont eu la même réaction. « Je n’arrivais pas à croire à quel point c’était efficace », a confié l’un d’eux trois mois après la fin de l’étude. « J’ai toujours pensé que repousser des pensées ne faisait qu’aggraver les choses. »

Le psychologue Daniel Wegner avait suggéré que demander à quelqu’un de ne pas penser à une chose — comme un ours blanc — le ferait y penser encore plus. Mais les travaux d’Anderson montrent que ce n’est pas toujours le cas. Cela dit, l’oubli motivé est une compétence : elle demande de l’effort, de l’entraînement, et vient plus naturellement chez certains. Mais selon lui, cela vaut la peine de l’apprendre, notamment pour les bénéfices sur la santé mentale.

Dans son étude sur le COVID, les participants les plus anxieux au départ ont montré les plus grandes améliorations sur les niveaux d’anxiété, d’émotions négatives et de dépression. Des études antérieures ont aussi montré que les personnes réussissant bien aux tâches think / no-think avaient moins de souvenirs intrusifs après avoir vu un film violent. En 2020, une étude a révélé que les survivants des attentats de Paris de 2015 qui n’avaient pas développé de syndrome de stress post-traumatique (PTSD) étaient en moyenne meilleurs pour réprimer leurs souvenirs que ceux qui en souffraient.

« Nous avons tous des expériences négatives », souligne Fawcett, « comme se ridiculiser au karaoké ou se tromper de prénom en parlant à quelqu’un. Le cerveau possède des mécanismes capables de repousser ces pensées hors de notre conscience. »

 

LA TECHNOLOGIE A-T-ELLE CHANGÉ NOTRE RAPPORT À L'OUBLI ?

Notre cerveau peut repousser certaines pensées… mais la technologie les ramène parfois à la surface.

Il y a peu, mon iPhone s’est allumé avec une notification : « Vous avez un nouveau souvenir. » Quelques secondes plus tard, je regardais un diaporama intitulé Back in the Day, où je souriais devant des animaux naturalisés au musée d’histoire naturelle de Philadelphie, sur fond de musique instrumentale. Avant cette notification, si on m’avait demandé si j’étais déjà allé dans ce musée, j’aurais probablement dit oui, mais les détails m’étaient sortis de l’esprit. J’ai été surpris (et un peu agacé) que mon téléphone ait eu raison : c’était comme un souvenir neuf, car je l’avais oublié.

Quand nos téléphones nous montrent de vieilles photos, cela peut renforcer le souvenir de l’événement, explique le psychologue Benjamin Storm de l’université de Californie à Irvine. Peut-être que, après des années à repousser le souvenir gênant d’un karaoké raté, votre iPhone vous le rappellera de plein fouet ! À l’inverse, une photo pourrait atténuer les souvenirs similaires liés à cet événement, que vous n’avez pas photographiés.

Benjamin Storm s’est demandé ce que j’avais pu oublier de mon voyage à Philadelphie, après avoir revu cet album créé par mon téléphone. L’impact est probablement bénin… mais d’autres choix faits par la technologie pourraient avoir des effets bien plus importants sur notre mémoire.

En 2022, des journalistes du site 9to5Mac ont révélé que les « souvenirs » créés par l’iPhone n’incluaient pas de photos prises dans des lieux sensibles, comme des mémoriaux de l’Holocauste. « C’est troublant de penser à quel point la technologie peut influencer la manière dont nous nous souvenons de nous-mêmes », relève Storm. Alors que nos téléphones nous bombardent de « nouveaux » souvenirs que nous aurions autrement oubliés - tout en en cachant d’autres - il devient encore plus crucial d’affûter notre capacité d'oubli.

Les gens chercheront probablement toujours à améliorer leur mémoire, reconnaît Fawcett. Mais au milieu des exercices de palais mental, il faut aussi apprendre à devenir de bons « oublieurs ».

Au-delà de la réduction de l’anxiété et de la construction de notre identité, l’oubli rend la mémoire plus flexible.
Cette malléabilité mentale pourrait être la clé de notre créativité, suggère Steve Ramirez, explorateur National Geographic et neuroscientifique à l’université de Boston : « on peut utiliser les souvenirs comme des briques, les combiner et les recombiner de manière nouvelle pour anticiper un avenir incertain », dit-il. Comment pourrions-nous inventer de nouvelles idées, si notre cerveau était saturé de souvenirs rigides et inoubliables ?

Vous ne devriez pas chercher à oublier toutes vos expériences négatives, prévient Michael Anderson, mais vous pouvez reconnaître que vous êtes capable, et sans doute déjà en train d’oublier activement certaines choses. Cela ne vous fera peut-être pas gagner un championnat de mémoire… mais ce que vous avez oublié fait autant partie de votre histoire personnelle que ce dont vous vous souvenez avec fierté.