Pendant la prohibition, le gouvernement américain empoisonnait l'alcool

Juin 20, 2025 - 07:50
Pendant la prohibition, le gouvernement américain empoisonnait l'alcool

Lorsque le chanteur de blues, Ishman Bracey, se servit un verre à Jackson, dans le Mississippi, il ignorait que sa chance venait de s’épuiser. À l’instar des fûts du pays.

Quelques semaines plus tard, il ressentit un picotement dans les jambes. Avec les rumeurs d’un retour de la polio, il se précipita à l’hôpital. Mais il ne s’agissait pas d’un virus. Le chanteur avait été empoisonné.

La cause de cet empoisonnement ? Une mesure du gouvernement qui non seulement proscrivait l’alcool, mais le rendait également mortel.

Tous les alcools n’étaient pas bannis au cours de la prohibition, seulement ceux que l’on pouvait boire et qui n’avaient pas d’usage médical. Afin de prévenir la reconversion de l’alcool industriel par les contrebandiers, le gouvernement américain lança ce que Washington appelait la « noble expérience » : ajouter des composés chimiques toxiques, comme du méthanol et du benzène pour rendre l’alcool imbuvable. Selon la une du New York Times de l’époque, le gouvernement souhaitait « doubler le contenu toxique de l’alcool ». À la fin de la prohibition, en 1933, plus de 50 000 Américains avaient péri à cause d’un alcool empoisonné. Par rapport aux années précédentes, cela représentait une augmentation terrifiante de 600 % des décès liés à l’alcool.

 

LA BOISSON QUI A EMPOISONNÉ UNE GÉNÉRATION

Si l’alcool dénaturé ne tuait déjà pas assez de consommateurs, les conditions qui l’entouraient, elles, le faisaient. Les contrebandiers, pressés de répondre à la demande, diluaient, réempaquetaient et tentaient de contrer les additifs toxiques que contenait l’alcool industriel. Des milliers périrent dans ce que les chercheurs baptisèrent « la guerre chimique de la prohibition ».

« Cela relevait plus de l’ignorance que d’une tentative voulue de tuer les personnes qui buvaient », explique Zach Jensen, spécialiste de l’éducation au sein du Mob Museum de Las Vegas. « Je dirais que les contrebandiers sont à blâmer. Ce sont eux qui utilisaient activement cet alcool empoisonné mais je pense que le gouvernement a également une part de responsabilité dans cette affaire. »

Cette culpabilité ne passa pas inaperçue. Par exemple, Charles Norris, premier médecin légiste en chef de la ville de New York, était un des acteurs majeurs qui s’opposaient à la dénaturation de l’alcool, l’appelant « notre expérience d’extermination nationale ».

« De manière générale, les politiciens n’aiment pas tuer les personnes qui votent pour eux », remarque Peter Liebhold, conservateur émérite du musée Smithsonian de Washington D.C. « Même les organisations criminelles rechignent à tuer leurs consommateurs parce que leur business, c’est de vendre leur marchandise. »

Mais le jour de la veille de Noël, en 1926, soixante personnes se présentèrent à l’hôpital new-yorkais de Bellevue, toutes car elles avaient consommé de l’alcool empoisonné. Huit d’entre elles ne virent pas Noël et le bilan des morts s’élevaient à trente-et-un au moment du réveillon de la nouvelle année.

Horrifié, Charles Norris eût vite fait de rassembler la presse. « Le gouvernement sait que la consommation d’alcool ne s’arrêtera pas en empoisonnant les boissons, et pourtant il continue de le faire, ignorant le fait que les personnes déterminées à boire absorbent ce poison », confiait-il aux journalistes. « Le gouvernement américain doit faire face à la responsabilité morale qu’entraînent ces morts. »

 

UNE POLITIQUE SANS COÛTS ÉGAUX

Mais tous ne voyaient pas le gouvernement comme le grand méchant de l’histoire. Wayne Wheeler, lobbyiste en chef de la Ligue anti-saloon, avançait que la loi n’était pas à blâmer pour les morts et que les vrais responsables étaient les buveurs eux-mêmes.

« Boire cet alcool industriel, c’est commettre un suicide délibéré », dit Wheeler au cours d’une déclaration en 1926. « Le simple fait que des hommes jouent avec leur vie pour boire montre à quel point cette habitude est ancrée dans nos mœurs. Se débarrasser d’une si mauvaise habitude coûte forcément beaucoup de vies. »

Cette déclaration cause l’outrage de certains législateurs. Le sénateur du New Jersey, Edward Irving Edwards qualifia ces actions de « meurtre légalisé » et déclara que le gouvernement était « un complice de ce crime ».

Cependant, selon Liebhold, bien que le gouvernement dénaturât l’alcool pour en prévenir la consommation, les criminels étaient responsables de sa circulation, souvent sous des conditions dangereusement impures.

Alors, était-ce un meurtre ? Peut-être pas. Mais la position du gouvernement était claire, si l’on était prêt à boire, il fallait également être prêt à faire face aux conséquences, qui ne se faisaient pas ressentir de la même manière chez tout le monde. Les Américains les plus riches pouvaient obtenir du whiskey médical approuvé par le gouvernement ou siroter des cocktails en mer au cours de croisières d’alcool. Les communautés de la classe ouvrière et les personnes de couleur n’avaient pas tant d’options et étaient souvent ceux qui buvaient ce qu’ils trouvaient ; et, bien souvent, qui en mouraient.

Une alternative populaire à la liqueur était « Ginger Jake », un médicament breveté qui contenait jusqu’à 80 % d’alcool. Cependant, afin de pouvoir continuer de répondre à la demande, tout en évitant d’être pris, un fabricant y ajouta du TOCP (du phosphate de triorthocrésyle). Ce poison lent attaquait le système nerveux et causait une paralysie ou un boitement distinctif que l’on baptisa la « jambe de Jake ». Bien que le nombre exact fusse inconnu, 35 000 Américains rejoignirent « l’association unifiée des victimes de la paralysie du Ginger Jake » et l’on estimât qu’entre 50 000 et 100 000 personnes en périrent.

Le chanteur de blues Ishman Bracey rendit hommage à l’affliction dans sa chanson « Jake Liquor Blues », quand il chanta : « It’s the doggonest disease ever heard of since I was born. You get numb in front of your body, you can’t carry any lovin’ on. » (C’est la pire maladie dont on ait entendu parler depuis ma naissance. On perd les sensations de notre corps, on ne peut plus continuer à aimer.)

 

UNE GUERRE DE TAXES, PAS SEULEMENT DE MODÉRATION

Plébiscitée comme une croisade morale, la prohibition était également politique. Sept ans avant son commencement, le 16e Amendement de la Constitution des États-Unis créa un impôt fédéral sur le revenu, remplaçant les revenus du gouvernement auparavant générés par les ventes d’alcool. La dénaturation de l’alcool le rendait impropre à la consommation et, ainsi, on ne pouvait le taxer.

« Après quelque temps, ils savaient qu’ils tuaient des gens, mais ils ont tout de même continué », explique Deborah Blum, journaliste scientifique lauréate du prix Pulitzer et experte sur l’histoire du poison en Amérique. « Je ne pense pas qu’ils tentaient de tuer intentionnellement des personnes, mais c’était le cas. Je pense donc qu’ils acceptaient les dommages collatéraux, comme au cours de toute guerre. »

 

UN HÉRITAGE QUI RESTE

Qu’est-ce que cela nous apporte donc ? Lisa McGirr, professeure d’histoire à Harvard, avance dans son livre The War on Alcohol, qu’il s’agissait sans aucun doute de l’avènement de l’état pénal. Ce fut le début des écoutes téléphoniques, des incarcérations de masse et de la police fédérale. Des outils qui s’appliqueraient ensuite à la guerre contre les drogues et au-delà.

« C’est le peuple qui paye lorsque le gouvernement se drape du manteau de l’autorité morale et des mesures qui justifient à peu près tout ce qu’il fait. C’est un peu comme s’il disait “Tout ce que je fais est justifié parce que je le fais pour votre bien et c’est moi qui décide ce que cela implique”. »