Comment Saint-Jacques-de-Compostelle est devenue le Saint Graal des pèlerins

Certains lancent des cris de joie, d’autres applaudissent ou s’étreignent dans un ravissement contenu. Un pèlerin fait tomber son bâton de marche au sol, une autre enlève ses chaussures de randonnée, un autre encore étire son dos endolori et soupire. Mais la plupart d’entre eux s’assoient sur la place pavée et s’appuient contre leur sac à dos comme s’il s’agissait d’un coussin. En face d’eux se dressent les tours ouest de la cathédrale, qui semblent s’étirer jusqu’aux cieux et paraissent encore plus grandes depuis cette vue en contre-plongée. Arrivés à la fin du chemin, les pèlerins n’ont plus qu’à s’allonger et s’imprégner de la vue.
« C’est une tradition de s’allonger sur la Praza do Obradoiro une fois que l’on est venu à bout du chemin de Compostelle », explique Maria Guerra Gomez. Les boucles brunes de cette guide chez 12 Tours rebondissent à chaque signe de la tête tandis que nous observons les pèlerins admirer pour la première fois l’imposante cathédrale qui domine la place. Nous sommes en visite à Saint-Jacques-de-Compostelle, la capitale de la Galice, une région située au nord-ouest de l’Espagne et l’un des hauts lieux du christianisme avec Rome et Jérusalem. « Je l’ai fait aussi. J’avais l’impression que la façade allait s’effondrer ».
Je comprends ce que veut dire Marie. Construite en granite dans lequel ont été taillées des coquilles Saint-Jacques, ancien symbole du pèlerinage du chemin de Compostelle, la cathédrale ressemble à un gigantesque château de sable richement décoré qui pourrait être balayé par une rafale de vent venant de l’Atlantique. La cathédrale se dresse pourtant ici depuis le 9e siècle et c’est ici que fut découverte, selon la légende, la dépouille de Jacques de Zébédée.
D’après la légende, le saint était l’un des Douze Apôtres et faisait partie du cercle proche de Jésus-Christ, composé de deux autres hommes. Mort en martyr à Jérusalem au premier siècle apr. J.-C., il fut enterré dans la péninsule ibérique, où il avait introduit l’Évangile. Tombé dans l’oubli avec le temps, le lieu de sa sépulture a été retrouvé lorsque de mystérieuses lumières guidèrent un ermite local dans les profondeurs d’une forêt jusqu’à celle-ci. Un sanctuaire y fut érigé, donnant naissance au culte de Jacques.
Les croyants de toute l’Europe ont alors commencé à marcher pour voir les saintes reliques, et n’ont jamais cessé de le faire, changeant à tout jamais l’avenir de la région. Pour répondre au flux de pèlerins, le sanctuaire a fait place à une cathédrale et la ville s’est développée autour. Baptisé le chemin de Compostelle, le réseau de sentiers menant à Saint-Jacques-de-Compostelle est devenu l’un des plus importants pèlerinages au monde. En 2024, un demi-million de voyageurs ont respectivement parcouru à pied ou à vélo les 160 km ou les 321 km conduisant à la ville, un record.
Outre les traditionnels croyants, le chemin attire également une nouvelle génération de pèlerins en quête de contemplation et d’immersion dans la nature. Sur la place, j’ai rencontré un jeune diplômé polonais qui a comparé le chemin à une prière, ainsi qu’un écrivain néerlandais qui l’avait parcouru pour se fixer des objectifs de croissance personnelle. J’ai également entendu parler d’une jeune Française qui a rallié Saint-Jacques-de-Compostelle en partant de chez elle, ainsi que d’un Suisse qui, arrivé dans la ville, a continué de marcher.
« Je l’ai fait pour prouver que je pouvais le faire », confie Maria. Née dans les Canaries d’une mère galicienne, elle a vu Saint-Jacques-de-Compostelle pour la première fois au terme de son pèlerinage et vit désormais dans la ville depuis plus de vingt ans. « J’ai été accueilli à bras ouverts. La ville est l’expression même du chemin. J’avais le sentiment d’être retournée au Moyen-Âge. Peut-être que les pèlerins d’autrefois avaient le même sentiment que moi ».
Certaines traditions établies par ces premiers pèlerins sont toujours respectées de nos jours. Maria m’entraîne à l’intérieur de la cathédrale. Nous descendons la nef de style roman jusqu’à la chapelle principale couverte d’or et de style baroque. Nous faisons la queue pour l’incontournable visite de la crypte afin de voir le reliquaire en argent dans l’ancien tombeau de Saint Jacques, puis nous remontons en empruntant un couloir pour étreindre sa statue, qui domine la structure. Un homme devant moi pose ses mains et son front contre le buste, ferme ses yeux et marque une pause. Le moment est tellement intime que je détourne le regard.
Si vous arpentez la vieille ville, vous trouverez que ce sentiment profond de spiritualité imprègne également la ville. Nous passons devant le monastère de San Martín Pinario, où vous pouvez passer la nuit dans une chambre rappelant les quartiers des moines, meublée uniquement d’un lit en fer forgé et d’un bureau. Vient ensuite le monastère de San Paio, où des religieuses bénédictines cloîtrées vendent des tarta de Santiago, des tartes aux amandes portant la croix de Saint Jacques, autre symbole du pèlerinage. Les visiteurs doivent sonner la cloche et passer la porte-tambour pour recevoir leur certificat.
Nous atteignons Mercado de Abastos, le marché alimentaire et la seconde attraction principale de la ville. Celui-ci se compose de huit halls en granite, chacun doté d’une entrée rappelant une chapelle de style roman, aux longues allées semblables à des nefs. Vous y trouverez des caisses de cachelos (des pommes de terre de Galice) et des grelos (des feuilles de navets), des jambons ibériques et des chorizos. « L’architecte voulait créer une cathédrale de produits », explique Maria en me tendant une tranche de tetilla, un fromage doux au lait de vache.
Les producteurs viennent ici pour vendre leurs produits depuis le 19e siècle. « Environ 80 % de la population galicienne vit encore à la campagne et notre littoral regorge de produits de la mer », précise Maria tandis que nous passons devant des monticules de glace sur lesquels reposent des étrilles, des poulpes et des percebes (pouce-pieds). On y vend également des coquilles Saint-Jacques, telles que celles taillées dans la pierre de la cathédrale de la ville. « Le culte de la nourriture fait aussi partie de notre culture ».
Saint Jacques lui-même était pêcheur. D’après la Bible, Jésus-Christ le surnommait le « Fil du tonnerre » en raison de son tempérament. Ce surnom semble tout à fait approprié, puisqu’il pleut en moyenne 150 jours par an en Galice, son lieu de repos supposé. Grâce à toute cette pluie, les paysages sont aussi verdoyants que le Pays de Galles. Saint-Jacques-de-Compostelle est d’ailleurs l’une des villes espagnoles affichant la plus grande superficie d’espaces verts par habitat.
Après avoir dit au revoir à Maria, je prends la direction du Parque de San Domingos de Bonaval, ancien domaine d’un couvent dominicain perché sur une colline en périphérie de la vieille ville. Parvenu à la chênaie qui se trouve à son sommet, j’admire le panorama sur les toits de la ville et les tours de la cathédrale, laquelle disparaît progressivement dans le brouillard au loin. Tout ceci a été bâti pour les pèlerins qui sont arrivés en marchant, siècle après siècle. Si le culte de Saint Jacques est entouré de traditions, il tient aussi du miracle. Alors, je m’assois sur l’herbe, je m’allonge et j’observe.