Petite histoire de la pomme de terre : détestée avant d’être adorée

Juin 19, 2025 - 14:10
Petite histoire de la pomme de terre : détestée avant d’être adorée

L’histoire de la pomme de terre, sous toutes ses formes, qu’elle soit au four, écrasée ou frite, a apposé sa marque sur l’Histoire, la politique et les mythes. Cependant, cet essor du tubercule à la place de star internationale qu’il occupe à présent, n’a pas seulement été causé par un besoin de faim que les récoltes ont satisfait. Ce fut une saga à la cuisson lente, jalonnée d’idées reçues, de rebondissements et de nécessités.

Ce qui a commencé par une connaissance indigène de la pomme de terre, est vite devenue une histoire de vie ou de mort. Les monarques, scientifiques et propagandistes opportuns se sont relayés pour qualifier la patate tantôt de miracle, de menace ou de mascotte nationale.

Et pourtant, la véritable ascension au pouvoir de la pomme de terre s’est faite hors des portes des palais. Pendant que les élites pensaient distribuer une délivrance, ce sont les paysans, les fermiers, les cueilleurs et les survivants de famine, qui ont réellement fait prendre racine à la pomme de terre.

Laissez-vous conter l’histoire de cette laissée pour compte et du chemin qu’elle a parcouru jusqu’à nos assiettes. 

 

LES PREMIÈRES CULTURES DE POMME DE TERRE

Avant de devenir un aliment source de réconfort, la pomme de terre était sacrosainte. Très haut, dans la cordillère des Andes, il y a 8 000 ans de cela, les Incas et leurs ancêtres en cultivaient les plants, non pas uniquement comme nourriture, mais comme vecteurs de chance. Riche en nutriments, résistante au froid et capable de pousser même dans les sols les plus pauvres et rocheux, la pomme de terre prospérait là où les autres plantes se mouraient, elle alimenta les civilisations précolombiennes des siècles durant.

Ce furent les conquistadors espagnols qui présentèrent la pomme de terre aux Européens, au 16e siècle, l’important en secret parmi les richesses de la colonisation, comme le maïs, le cacao et le tabac. Mais alors que l’or volé et le chocolat ravissaient les foules, la pomme de terre sombra dans l’oubli. Elle poussait certes vite mais elle ne ressemblait pas à ce que l’on connaissait alors, elle était laide et couverte de terre, il valait mieux ne pas la déterrer. Bien qu'il se trouvât des racines divines en Amérique du Sud, l’étrange tubercule dut creuser son chemin pour mériter le respect en Occident.

 

LA PROPAGANDE DE LA PATATE

Au 18e siècle, la plupart des recettes françaises étaient intimement liées à la religion. Alors tandis que les fruits et les oiseaux chassés pour le sport étaient célébrés, tout ce qui provenait de la « terre du Diable », les oignons, les carottes et surtout les pommes de terre, n’étaient dignes que des paysans et de la plèbe. L’on pensait que la patate appartenait à la famille des solanacées et qu’elle causait la lèpre, à cause de sa peau constellée de points. Elle fut désignée comme non-chrétienne, et sa culture pour satisfaire les besoins humains devint proscrite.

À la fin des années 1700, la France souffrait de la famine et elle se désespérait de trouver un remède. Les champs de blé, victimes d’une météo peu clémente et des mauvaises techniques agricoles, se desséchaient. Le pain se faisait rare. Les ventres grondaient.

Mais Antoine-Augustin Parmentier, pharmacien français qui ne dut sa survie dans les cachots de Prusse qu’aux pommes de terre, se fit le hérault du tubercule. Pour convaincre la communauté scientifique, il rédigea des pamphlets saluant la pomme de terre, il gagna les faveurs des scientifiques pour son usage de la patate dans le traitement de la dysenterie et comme alternative à la farine, il organisa des soirées qui la mettaient à l’honneur à destination des élites parisiennes et internationales. Il offrit même un traitement royal au tubercule en offrant des fleurs de pommes de terre à Marie-Antoinette, dont elle décora ses perruques. Le roi eut droit à des revers afin qu’il lance la mode de la haute couture de la pomme de terre à la cour.

Et pourtant, ce n’était pas suffisant de convaincre l’aristocratie à savourer et vanter les mérites de la pomme de terre. C’étaient les cœurs de la classe ouvrière que Parmentier devait gagner. On leur avait longtemps appris à haïr les tubercules. Prouver qu’ils étaient comestibles voulait dire orchestrer la plus vieille ruse commerciale de tous les temps : le monopole. Lorsque Louis XVI offrit à Parmentier vingt-deux hectares de terre près de Paris, il fit garder ses plantations par des gardes le jour, et les laissait sans protection la nuit, afin de tenter les locaux à « voler » les plants jalousement gardés, pour qu’ils les plantassent eux-mêmes. Cette pirouette transforma la curiosité en culture.

En 1772, la Faculté de médecine de Paris désigna finalement la pomme de terre comme étant « comestible », semant les graines de la survie que la France aurait bientôt besoin de récolter quand son blé faillirait. Plus tard, en 1789, en pleine Révolution française, Parmentier publia un traité sur la patate, avec le soutien du roi.

À la fin du siècle, les pommes de terre faisaient fureur. La Cuisinière Républicaine, de Madame Mérigot, devint le premier livre de recettes sur la patate, vendant le tubercule comme « le pétrole du pauvre », selon Rebecca Earle, historienne spécialisée en alimentation et professeure de l’université de Warwick.

 

L’ESSOR DE LA POMME DE TERRE EN DEHORS DE L’EUROPE

Tandis que Parmentier mettait en place ses manigances pour redorer le blason du tubercule, la propagande de la pomme de terre prenait racine à travers le globe. En Prusse, Frédéric II « le Grand » voyait le tubercule comme une source de promesses politiques et ordonna aux paysans de la cultiver. Quand ils firent montre de résistance, il menaça de leur couper oreilles et langue. Il usa ensuite d’une psychologie inversée parmentière, déclarant que la patate était « un mets digne d’un roi », elle passa ainsi de nourriture pour les porcs à attraction royale.

Au 19e siècle, la patate était devenue d’un patriotisme savoureux, poussée par les dirigeants, les réformateurs et les scientifiques. Chacun d’eux savaient que le contrôle de la nourriture était une forme de pouvoir.

Au-delà de l’Europe de l’Ouest, les familles irlandaises fuyant la famine ont emporté avec elles les tubercules en Amérique. En Russie, les pommes de terre devinrent la base de l’alimentation quotidienne. Auparavant aliment stratégique à faire pousser pour prévenir la famine en Chine, elle est à présent parmi les plus légumes cultivés du pays et consitue la base de la street food chinoise. Au Pérou, berceau de la patate, elle reste un symbole de fierté culturelle et de biodiversité et des milliers de variétés endémiques sont encore cultivées dans les Andes.

De l’aloo gobi en Inde au gamja jorim en Corée, la pomme de terre est parvenue à se glisser sans efforts dans toutes les gastronomies, se réinventant partout où elle prenait racine, tout en nourrissant des millions de personnes.

 

L’INFLUENCE DE LA PATATE AUJOURD’HUI

Dans la culture gastronomique moderne occidentale, la pomme de terre fait face à un nouveau problème de relations publiques. Auparavant célébrée comme un symbole de ténacité, elle est aujourd’hui reléguée au rang d'aliments interdits dans la plupart des régimes, considérée comme trop riche, trop transformée et passée de mode.

C’est la préparation de la pomme de terre qui participe grandement à sa démonisation. « Aux États-Unis, la plupart des pommes de terre sont consommées comme snacks et sont ultra-transformées », explique Rebecca Earle. « [Les Américains] ont oublié qu’une simple pomme de terre à l’eau est un aliment sain et délicieux. »

Si elle n’est plus dans les bonnes grâces aux États-Unis, le cas de la pomme de terre à l’échelle internationale est loin d’être cuit. Dans les cuisines à travers le globe, elle est toujours bien présente et remplit les estomacs de millions de personnes. De plus, elle gagne une nouvelle attention de la part des cercles de règlementation alimentaire comme un mets résistant au climat et riche en nutriments.

Rebecca Earle le dit bien : « une pomme de terre cuite lentement dans une eau d’abord froide, puis bouillante jusqu’à la perfection est tout bonnement révolutionnaire. » Les frontières entre les classes s’effacent au cours de cette préparation. Tout le monde peut acheter des pommes de terre, et les cuisiner est à la portée de n’importe qui. Une humble patate à l’eau revêt un goût d’égalité et a le pouvoir de nourrir, d’unifier et de bouleverser le statu quo.