Denisova : un crâne donne un visage à cet ancêtre de l'Homme

Juin 20, 2025 - 12:40
Denisova : un crâne donne un visage à cet ancêtre de l'Homme

À l’été 2021, une équipe de cinq chercheurs chinois a suscité la controverse en suggérant qu’un crâne inhabituel mis au jour dans le nord-est de la Chine appartenait à une espèce jusqu’alors inconnue, qu’ils nommaient officiellement Homo longi et surnommaient « l’Homme dragon », ces deux noms s’inspirant de celui de la région où on l’a découvert : le Heilongjiang (la « Rivière du dragon noir »). Peu après, Qiaomei Fu, une paléontologue de l’Institut de paléontologie des vertébrés et de paléoanthropologie de Beijing, les a contactés pour leur demander l’autorisation de prélever de l’ADN sur le crâne.

En 2010, elle avait été la première à examiner l’ADN d’un minuscule os d’auriculaire découvert dans une grotte sibérienne appelée Denisova et devenue célèbre car elle dévoilait au monde entier l’existence d’une population d’homininés jusqu’alors inconnue de la science et dont aucun autre fossile n’était répertorié : les Dénisoviens.

Dans deux articles publiés cette semaine dans les revues Science et Cell et co-écrits par Qiang Ji, chercheur de l’Université GEO du Hebei et auteur de l’article originel sur Homo longi, Qiaomei Fu et son équipe concluent que l’« Homme dragon » était probablement un Dénisovien lui aussi. Il s’agit d’une découverte majeure, car cela fait de ce crâne étonnamment complet, qu’on appelle également « crâne de Harbin », le seul crâne dénisovien connu à ce jour. « Quinze ans plus tard, nous donnons au Dénisovien un visage, se réjouit-elle. C’est un sentiment très particulier, je suis très heureuse. »

Nous savons désormais que les Dénisoviens avaient un visage large et bas où se mélangeaient des caractéristiques primitives (une arcade sourcilière proéminente) et des traits plus modernes (des pommettes délicates et une partie inférieure du visage relativement plate qui ne s’avance pas comme chez d’autres primates et d’autres homininés plus anciens). Sa très grande taille trahit également la potentielle présence d’un corps très large susceptible de le protéger des hivers brutaux du nord-est de la Chine.

Ces découvertes ouvrent la voie à une meilleure compréhension de ces anciens homininés et du monde qu’ils habitaient. « Disposer d’un crâne bien préservé comme celui-ci nous permet de comparer les Dénisoviens à beacoup d’autres spécimens découverts dans des endroits très différents », explique Bence Viola, paléoanthropologue de l’Université de Toronto qui n’est pas impliqué dans la présente étude. « Cela signifie que nous pourrions être en mesure de comparer les proportions de leurs corps et commencer à réfléchir aux façons dont ils s’adaptaient au climat, par exemple. »

 

COMMENT LA PLAQUE DENTAIRE A AIDÉ À CONFIRMER LES RÉSULTATS

Après avoir obtenu l’accès au crâne, la première chose que Qiaomei Fu a faite a été de chercher des traces d’ADN, notamment dans ses dents et dans son os pétreux, une partie dense du crâne située près de l’oreille interne connue pour être le dernier endroit où de l’ADN peut subsister dans un fossile aussi ancien, ici estimé à 146 000 ans au moins. Mais n’ayant trouvé aucune trace de matériel génétique, elle s’est tournée vers une autre méthode : l’extraction de protéines. Celles-ci sont généralement plus robustes que l’ADN et comme elles sont produites à partir d’information encodée dans l’ADN, elles peuvent également fournir des indices génétiques sur les séquences qui sont à leur origine. La chercheuse a pu recueillir des informations à partir de quatre-vingt-quinze protéines différentes, dont quatre sont connues pour différer entre les Dénisoviens et les autres homininés. Trois d’entre elles, obtenues sur le crâne, présentaient une variante dénisovienne (parfois en combinaison avec une autre version sur l’autre chromosome).

Malgré tout, Qiaomei Fu souhaitait quand même trouver de l’ADN afin de confirmer si le crâne appartenait à un Dénisovien. Elle a donc inspecté la plaque dentaire de la seule dent qui lui restait. Cela n’avait rien d’évident : si la plaque est un matériau très dur, les chercheurs n’y trouvent généralement que de l’ADN bactérien. Contre toute attente, elle a bel et bien découvert une minuscule quantité d’ADN humain qui avait l’air suffisamment vieux pour avoir appartenu au crâne lui-même et non à l’une des personnes l’ayant manipulé entre-temps.

« Il est possible qu’ils aient récupéré de nombreux fragments d’ADN m’appartenant, car j’ai étudié et manipulé les spécimens un grand nombre de fois », indique Xijun Ni, paléoanthropologue du même institut et co-auteur de l’article proposant de faire d’Homo longi une nouvelle espèce. Il n’est pas convaincu que l’analyse protéinique soit suffisamment spécifique et ne croit pas non plus que l’ADN dégradé suffise à affirmer que le spécimen est effectivement Dénisovien.

Qiaomei Fu reconnaît dans l’article qu’une « fraction importante » de l’ADN qu’elle a découvert était clairement le fruit d’une contamination. Mais à l’aide de protocoles établis permettant d’isoler l’ADN ancien, elle a découvert que les minuscules quantités subsistantes permettent clairement d’affirmer que le crâne est dénisovien. « Il contient vingt-sept versions de gènes présentes uniquement chez les sept individus dénisoviens connus », explique-t-elle. « Aucune d’elles ne peut provenir d’une contamination humaine moderne. »

« Les données sont assez convaincantes », explique Frido Welker, paléobiologiste de l’Université de Copenhague spécialiste de l’analyse de protéines anciennes n’ayant pas pris part à l’étude. « Le crâne de Harbin semble être un Dénisovien. »

D’autres chercheurs sont également convaincus. « Depuis la description du [crâne de Harbin], j’avais bon espoir que l’on mette enfin un visage sur les Dénisoviens, et ces articles le prouvent », affirme Bence Viola, qui a réalisé des fouilles dans la grotte de Denisova. « C’est génial que deux méthodes différentes nous donnent les mêmes résultats, cela me rend beaucoup plus confiant dans le fait que c’est réel. »

 

LES DÉNISOVIENS HABITAIENT UNE AIRE PLUS GRANDE QUE NOUS NE LE PENSIONS

Ces résultats ont suscité une question qui reste à trancher : puisque les Dénisoviens n’ont jamais été formellement décrits en tant qu’espèce, mais que c’est le cas en ce qui concerne Homo longi, devrions-nous donner aux premiers le nom des seconds ?

Pour certains, la réponse est sans équivoque oui. « Si l’on part de l’hypothèse que ce que l’auteur affirme est vrai, alors les Dénisoviens sont une population d’Homo longi, de la même manière que les New-Yorkais et les Pékinois appartiennent à Homo sapiens », explique Xijun Ni. Chris Stringer, paléoanthropologue du musée d’histoire naturelle de Londres, qui collabore avec Xijun Ni et d’autres sur une nouvelle analyse de fossiles d’homininés chinois, est d’accord pour dire que même s’il est « de plus en plus probable que Harbin soit le fossile le plus complet d’un Dénisovien découvert à ce jour, Homo longi est le nom d’espèce qui convient pour ce groupe ».

Mais d’autres chercheurs ne jugent pas utile d’attribuer des noms d’espèces particuliers aux homininés de cette période. « Nous-mêmes n’utilisons pas de noms d’espèces pour Néandertal ou les Dénisoviens », explique Svante Pääbo, paléogénéticien de l’Institut Max-Planck d’anthropologie évolutive, qui dirige le laboratoire où Qiaomei Fu a analysé de l’ADN dénisovien. « Nous ne trouvons pas cela pertinent, car il s’agit de groupes étroitement liés, dont on sait qu’ils se sont métissés et qu’ils ont eu une descendance fertile, entre eux et avec nos propres ancêtres directs. Mais s’il faut absolument un nom d’espèce, nous devrions simplement les appeler Homo sapiens. »

Au-delà des débats de nomenclature, il demeure une découverte palpitante : un nouveau type d’humain,  que nous ne connaissions précédemment que par l’existence d’un os d’auriculaire exhumé dans une grotte, a désormais un visage. Et nous savons désormais que ces humains ne vivaient pas uniquement en Sibérie, où l’os d’auriculaire a été découvert, mais dans quasiment toute l’Asie de l’Est.

Une identification fiable de ce fossile aidera également les chercheurs à donner du sens au nombreux autres fossiles mystérieux découvert à travers l’Asie de l’Est et les incitera à tenter d’en extraire des preuves moléculaires. Cela pourrait également apporter un éclairage nouveau sur la manière et le moment où les Dénisoviens se sont métissés avec nos propres ancêtres ; cela pourrait expliquer pourquoi, bien après la disparition du dernier des Dénisoviens, des traces de leur ADN subsistent chez certaines personnes de nos jours.