Cette femme était-elle la Cersei Lannister du Londres médiéval ?

Juin 17, 2025 - 14:20
Cette femme était-elle la Cersei Lannister du Londres médiéval ?

En 1337, le meurtre du prêtre John Forde, au cœur du Londres médiéval fut d’une cruauté sans nom. Un assaillant lui trancha la gorge à l’aide d’une dague tandis que deux autres le poignardaient au ventre avec de « longs couteaux ». Ils le laissèrent se vider de son sang.

Les crimes violents étaient monnaie courante à l'époque, le plus souvent à l’abri des regards. Mais le meurtre de Forde était fait pour être vu, note un criminologue qui a découvert de nouveaux documents révélant le mobile de l’assassinat.

« Il a eu lieu dans la rue qui était comme les Champs-Élysées du Londres médiéval », explique Manual Eisner, chercheur de l’université de Cambridge et principal auteur d’un nouvel article scientifique sur le meurtre. « C’était le cœur battant de la ville. »

Cette mise à mort aurait été un acte de vengeance après une histoire d’amour qui aurait mal tourné, à en croire Manual Eisner. Le chercheur a reconstitué le puzzle en s’aidant de lettres contemporaines et d'archives juridiques, publiées mais jusqu'alors négligées.

Tout ceci révèle que Forde aurait entretenu une liaison, plusieurs années avant sa mort, avec une femme de la noblesse anglaise, Ela Fitzpayne. Les amants maudits auraient également été complices de crimes d’extorsion et de vol de bétail dans la région du Dorset, loin de Londres, dans le sud-ouest de l’Angleterre.

Plusieurs témoins du meurtre faisaient partie de l’équivalent médiéval du « jury du coroner ». Dans les pays régis par la common law, un jury du coroner fut chargé de mener une enquête, sous la direction d’un médecin légiste, afin de déterminer les causes d’une mort qui paraît sortir de l’ordinaire. Le jury du coroner affecté à l’affaire de Forde se réunit pour enquêter sur le meurtre. Les traces écrites de cette enquête, rédigées en latin, remarquent que Forde fut attaqué au cours « d’une conversation agréable » avec un de ses collègues prêtre du nom de Hasculph Neville, qui semblerait avoir fait partie de la conspiration. Les témoins identifièrent également le frère et les serviteurs d’Ela parmi les assaillants. Cependant, personne ne savait où les trouver. Seul un serviteur fut emprisonné pour ce crime, et ce seulement des années après qu’il fut commis.

Manual Eisner pense que l’attaque était un moyen d’envoyer un message à l’aristocratie anglaise, de dire qu’elle pouvait faire ce qu’elle voulait, surtout contre ce qu’elle voyait comme l’essor du pouvoir de l’Église. « Si [les aristocrates] souhaitaient tuer un simple prêtre, alors ils auraient pu aisément le faire dans un coin, quelque part », continue le chercheur. « Cette exécution publique qu’a été le meurtre de Forde, en plein jour et devant la foule, ressemble aux assassinats politiques que l’on voit à présent en Russie ou au Mexique. C’est un moyen de rappeler qui détient la réalité du pouvoir. »

 

PETITS MEURTRES ENTRE AMIS

L’attaque eut lieu peu avant le coucher du soleil, le 4 mai 1337, dans une rue que l’on connaît aujourd’hui sous le nom de Cheapside mais qui, à l’époque des faits, se nommait Westcheap, à côté de l’ancienne cathédrale de Saint-Paul, au centre de Londres. La rue était un centre pour les guildes puissantes d’artisans comme les orfèvres et les selliers, on y retrouvait de nombreuses tavernes et c’était un lieu de débauche. La violence était monnaie courante, surtout au cours de querelles entre artisans et marchands, ou entre bandes rivales d’apprentis des guildes.

« Là où la loi est difficilement appliquée, nous observons des crimes commis par les plus hauts rangs de la société, qui vont prendre les choses en main, que ce soit aujourd’hui ou il y a sept siècles », explique Manual Eisner.

Mais le meurtre de Forde ne passa pas inaperçu. Le jury du coroner était constitué de trente-trois hommes, au lieu des douze habituels, montrant la gravité de l’affaire, continue Manual Eisner. Le chercheur se trouve à la tête du projet de la Medieval Murder Maps. En se basant sur des cartes reconstituées de Londres, Oxford et York, et à l’aide d’informations récoltées grâce aux parchemins tenus par les médecins légistes de l’époque, le projet indique que Westcheap était une plaque tournante des meurtres médiévaux.

 

UNE MARCHE DE LA HONTE

La liaison supposée entre Ela Fitzpayne et Forde fut documentée par l’archevêque de Canterbury lui-même, au cours d’une lettre violente rédigée quatre ans avant la mort sanglante de Forde. Dans cette missive, l’archevêque accusait Ela Fitzpayne d’entretenir des liaisons charnelles « avec des chevaliers et d’autres [hommes], célibataires et mariés, et même avec des membres du clergé du saint ordre ». Seul le nom de Forde était explicitement mentionné, un prêtre de paroisse d’une région de Dorset qui appartenait à la maison Fitzpayne. Forde lui-même fut apparemment considéré comme un membre de la famille à un moment de sa vie.

L’archevêque exigea ensuite d’Ela Fitzpayne qu’elle fasse pénitence en pratiquant une fois tous les sept ans une « marche de la honte » pieds nus, le long de la nef de la cathédrale de Salisbury.

Bien qu’il n’y ait aucune preuve que Forde et Fitzpayne aient effectivement été amants, ni aucune trace écrite qu'Ela Fitzpayne se soit repentie, imposer une punition si humiliante à un noble dut secouer l’aristocratie anglaise, pense Manual Eisner.

Son mari, Robert Fitzpayne, était un baron de Dorset et un fervent soutien du roi anglais Édouard III, arrivé au pouvoir après l’abdication douteuse de son prédécesseur Édouard II. Robert Fitzpayne, lui aussi, était cité aux côtés d’Ela et de Forde pour les accusations d’extorsion et de vol de bétail à Dorset. Il ne subsiste cependant aucune archive écrite d’un jugement. Finalement, Robert a continué de jouir des faveurs royales et Ela hérita de ses propriétés à sa mort en 1354.

D'autres historiens pensent qu’une dispute « personnelle » se cachait derrière le meurtre, mais ils rejoignent Manual Eisner sur le fait qu’il servait également d’avertissement. « Je suis d’accord avec l’argument qu’avance [Manual Eisner]. Cette aristocratie avait des valeurs et des caractéristiques particulières et se révoltait contre un ensemble de règles qui cadraient la morale, leurs comportements et leur pouvoir », explique Vanessa Hardins, directrice de la Fondation des villes historiques, à l’origine des cartes utilisées pour le projet de recherche. Elle-même n’a pas pris part à la récente recherche.

Manual Eisner maintient que le meurtre était auréolé d’un aspect politique : « Les tentatives d’humiliation publique d’Ela Fitzpayne auraient pu faire partie d’un jeu politique, dit-il, étant donné que l’Église utilisait la moralité pour asseoir son autorité sur la noblesse. John Forde était pris entre les maîtres. »