Enric Sala : au nom de la mer

La mer était d'un bleu si profond et si pur que, du bord de notre petit bateau, j’ai eu besoin d’en toucher la surface pour vérifier qu’elle était bien réelle. Les falaises d’un rouge volcanique étaient ponctuées de broussailles vertes et de pins tortueux qui grandissaient sur d’impressionnants à-pics. Dans les terres, des forêts de chênes et de pins se relayaient en contrebas des roches nues au sommet de l’île, encore couronnée des dernières neiges printanières. Une douce brise faisait flotter jusqu’à nous les arômes de la garrigue : le genièvre, le romarin, le thym, la lavande. Un balbuzard pêcheur femelle nous a survolés en regagnant son nid, un mulet dans ses serres. Rien d’humain n’était visible alentour. Je me suis reposé dans la beauté de ce monde, et me suis senti libre.
Une fois arrivés à destination – un îlot escarpé au large d’une péninsule –, nous avons mis nos bouteilles de plongée et basculé en arrière dans l’eau. Mon cœur palpitait. Je rêvais de ce moment depuis une éternité. Lorsque mes bulles d’air se sont dissipées, deux araignées de mer ont détalé dans une forêt d’algues brunes au pied d’un amas de gros rochers. J’ai plongé jusqu’au premier, situé à 10 m de profondeur seulement, et y ai été accueilli par un banc d’une dizaine de grands corbs aux reflets gris métalliques et aux nageoires jaunes. Ils ne semblaient pas particulièrement dérangés par ma présence. Plus bas, rôdant près du fond, un gros mérou brun m’observait, gueule grande ouverte. Je me suis senti transporté dans la Méditerranée du temps de l’Odyssée, avant que les êtres humains n’aient vidé cette mer. Jamais je n’avais été si heureux.
C’était en mai 1993, et c’était la première fois que je venais dans la réserve naturelle de Scandola, en Corse. J’avais commencé un doctorat en 1992 dans la réserve marine des îles Medes, sur la Costa Brava catalane. Mon but était d’étudier en quoi les écosystèmes marins se distinguaient entre l’intérieur et l’extérieur des zones sans pêche : autrement dit, de comprendre comment les écosystèmes rocheux des littoraux méditerranéens se reconstituent quand nous arrêtons de tuer les poissons. Mon directeur de thèse, le professeur Charles François Boudouresque, de l’université Aix Marseille II, avait suggéré que je me penche aussi sur une autre réserve, en partie intégrale : Scandola, en Corse, qui évoquait selon lui « la Méditerranée d’il y a 500 ans ». Le site passait pour légendaire auprès des rares biologistes marins français qui avaient eu la chance d’y faire des recherches. Je me suis empressé d’accepter sa proposition.
La réserve de Scandola, établie en 1975, couvre 1 000 ha, dont 70 où la pêche est interdite. C’était le joyau de la Méditerranée, d’une pureté telle que l’Unesco l’a classé au patrimoine mondial de l’humanité en 1983. La réserve des îles Medes renfermait aussi des mérous et des corbs, mais les araignées de mer avaient disparu de la Costa Brava à cause d’une surpêche prolongée, de sorte qu’il n’y avait plus sur place de population pour repeupler la réserve. Et il n’y avait pas non plus de balbuzards pêcheurs : trop d’humains et pas assez de poissons pour ces rapaces.
Les forêts d’algues qui tapissaient les fonds rocheux de la surface jusqu’à 60 m de pro fondeur formaient un paysage que beaucoup d’entre nous – biologistes marins en Catalogne – n’avions jamais vu. C’est aussi à Scandola que se trouvait le précieux corail rouge le mieux préservé de Méditerranée, sur des sites peu profonds où il était plus abondant qu’ailleurs. Toutes ces merveilles faisaient que, même si j’aimais les îles Medes, j’attendais avec impatience la prochaine occasion où je pourrais aller à Scandola. Mon âme de naturaliste avait besoin de s’y ressourcer.
Ce que faisait la vraie singularité de Scandola, ce n’était pas seulement son caractère relativement reculé et sa faible densité démographique par rapport au surpeuplement de l’Ouest méditerranéen. Si le centre de la réserve était protégé, il était surtout laissé à l’état naturel. Dans les îles Medes, plus de 70 000 plongées sous-marines avaient lieu chaque année dans une toute petite réserve de 94 ha. Le cœur de Scandola en était préservé. Il n’y avait plus aucun lieu comme celui-là en Méditerranée. Scandola était un exemple microscopique de ce que cette mer était censée être.
Malheureusement, les choses ont changé depuis mes premières plongées là-bas, il y a trente-deux ans. Les pressions exercées sur le dernier site sauvage de la région la plus sauvage de la Méditerranée française sont beaucoup plus fortes. Pendant l’été, le centre de la réserve est sillonné par des bateaux touristiques dont les haut-parleurs trop bruyants perturbent la nidification des balbuzards pêcheurs. Ceux-ci peinent désormais à se reproduire et leurs effectifs sont en baisse. Le joyau marin perd de son éclat.
Si nous n’avons pas réussi à respecter une si petite réserve en Corse, qu’en est-il des autres eaux territoriales françaises ? Ce qui s’est passé en France est comparable à ce que connaissent la Méditerranée en général et l’Atlantique. Trop de monde y pêche et depuis trop longtemps, entraînant un épuisement radical des espèces commerciales de poissons et d’invertébrés. Le rapport 2022 de l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (La Situation des pêches en Méditerranée et en mer Noire) estime que plus de 75 % des stocks méditerranéens sont ainsi surexploités ou se sont effondrés. La pollution et l’écoulement des engrais agricoles ont créé des zones mortes sur le littoral. La pollution sonore liée à l’intense circulation maritime nuit aux délicats appareils acoustiques des baleines et des dauphins, qui ont plus de mal à communiquer entre eux.
La France a la deuxième plus grande zone économique exclusive [ndlr : zone maritime sur laquelle l’État riverain exerce ses droits] du monde. La loi en protège plus de la moitié – en théorie – mais moins de 1 % des eaux métropolitaines sont totalement interdites à la pêche. On pourrait penser que ces aires échappent à toute activité préjudiciable, mais en réalité la pêche industrielle est autorisée dans l’essentiel du périmètre français protégé, y compris le chalutage de fond. Cette technique ratisse les sols marins avec des filets alourdis d’une chaîne ou poutre métallique, et gaspille jusqu’à trois quarts des prises. Non seulement le chalutage de fond est légal dans les aires marines protégées, mais il est aussi, d’une certaine façon, subventionné par l’État. Cette pratique est moyenâgeuse : déjà en 1376 des chroniques anglaises mentionnent le tollé suscité par le gâchis qu’il occasionne. Pourtant, les filets étaient alors bien plus rudimentaires et les chaluts, des bateaux à voile dont la force destructrice était bien inférieure à celle des navires industriels contemporains.
Que peut faire la France pour redonner vie à ses milieux marins ? L’Hexagone devrait s’inspirer du succès de ses rares zones sans pêche, qui sont un atout pour tout le monde, et même les pêcheurs. Il faut toutefois s’atteler à briser deux grands mythes.
Le premier veut que l’océan ait uniquement besoin d’une bonne gestion halieutique et d’aucune protection supplémentaire. En d’autres termes, le principal obstacle à l’établissement de périmètres véritablement protégés est le lobby de la pêche. Or les exemples de gestion durable des pêcheries sont rarissimes. Par le passé, les pêcheurs s’approvisionnaient en petites quantités et à proximité pour nourrir les populations locales ; de nos jours, nous pêchons partout et tout le temps. Peu osent parler tout haut des conséquences de cette situation : la pêche industrielle ne pourra pas être durable tant que son objectif sera le « rendement maximum durable », soit prélever le plus de poissons possible chaque année, en en laissant juste assez pour pouvoir en pêcher autant l’année suivante. Cela correspond à l’extraction, tous les ans, de près de la moitié des stocks halieutiques. Cette théorie du « développement durable » s’est révélée chimérique. En fait, pour que les gens puissent continuer à gagner leur vie par la pêche, il faudrait… pêcher moins. L’idée paraît contre-intuitive mais les populations de poissons pourraient alors se renouveler et augmenter de nouveau, permettant de meilleures prises.
Le second mythe veut que nous ne puissions pas protéger une plus grande superficie de l’océan sans risquer de désavantager les pêcheurs. Or rien dans la littérature scientifique ne montre qu’une aire marine protégée ait nui à une pêcherie, où qu’elle soit. Au contraire, ces zones permettent aux poissons de grossir, ce qui améliore les prises et donc les recettes engrangées dans leur périphérie. Lorsque nous ne les tuons pas, poissons, coquilles Saint-Jacques et homards peuvent atteindre de grands gabarits.