La slow fashion cultive sa fibre éthique

Vêtue d'une blouse sans manches d’un noir d’encre et d’une jupe froncée, une jeune femme juchée à l’arrière d’une moto traverse un village aux maisons décorées de plantes tropicales et de cages à oiseaux. Ce matin de décembre couvre d’un temps humide la région montagneuse d’Ambarawa, dans la province de Java central. La moto pénètre dans une forêt. C’est là, à près de 480 km à l’est de Jakarta, capitale de l’Indonésie, à l’ombre de bananiers, de papayers et de cocotiers, que Denica Riadini-Flesch, 35 ans, œuvre à semer les graines d’une révolution – sous la forme de centaines d’indigotiers.
La jeune femme est la fondatrice de SukkhaCitta, marque de mode associée à des centaines d’agriculteurs et d’artisans indonésiens à Java et dans les îles voisines de Flores et Bali, ainsi qu’au Timor occidental. C’est son entreprise qui est à l’origine de ces cultures en plein essor. S’il existe une multitude de variétés d’indigo, celle couramment cultivée à Ambarawa nécessite un fort ensoleillement. Or Denica Riadini-Flesch se refusait à abattre des arbres pour favoriser sa culture. Elle a donc proposé aux agriculteurs de planter de l’indigo de l’ Assam, variété se plaisant à l’ombre. Aujourd’hui, la forêt est remplie d’indigotiers qui procurent des revenus vitaux à la communauté et alimentent les teintures pour les créations de SukkhaCitta.
Parmi celles-ci figure la tenue de Denica Riadini-Flesch, dont la couleur noire a été obtenue après trente passages successifs dans des bains de feuilles d’indigo fermentées. Mais ce colorant naturel n’est qu’un ingrédient de la chaîne de production radicalement transparente de SukkhaCitta. Chaque pièce de la collection Farm to Closet (« De la ferme au dressing ») est fabriquée exclusivement à partir de plantes, depuis les fibres naturelles traçables aux teintures végétales issues de l’agriculture régénératrice. Les fibres de coton sont filées à la main et tissées sur des métiers manuels. Les tissus sont richement décorés par des artisans locaux selon la technique du batik – les motifs sont dessinés à la main, avec application de « réserves » de cire –, puis trempés dans des cuves de teinture, séchés au soleil et, enfin, coupés et cousus pour confectionner des vêtements. L’ensemble du processus, des semis à l’habit fini, prend entre 60 et 180 jours. Une fois terminés, les articles sont expédiés dans la boutique principale de SukkhaCitta à Jakarta, commercialisés en ligne, ou vendus dans des magasins haut de gamme à Singapour et à New York, où les clients ont de plus en plus tendance à dépenser leur argent pour une robe élégante ou un pantalon conçus par des marques qui font de leur impact social et environnemental une priorité.
Le mouvement de la slow fashion s’est développé en réaction à l’hégémonie de la fast fashion, centrée sur une production en usine, où excès et gaspillage sont omniprésents. De nombreux fabricants contribuent aujourd’hui à cette industrie pesant plus de 100 milliards de dollars et produisant des T-shirts et des leggings bon marché, au prix de l’exploitation des ouvriers et au détriment de l’environnement. En Indonésie, le fleuve Citarum, source importante d’eau potable et d’irrigation, est pollué par des produits chimiques toxiques déversés par les usines textiles bordant ses rives. Et l’impact de la filière se fait sentir bien au-delà de l’archipel : les décharges où s’entassent les vêtements mis au rebut enflent d’année en année du désert d’Atacama, dans le nord du Chili, jusqu’aux environs d’Accra, la capitale du Ghana.
Pour Denica Riadini-Flesch, informer les clients sur le mode de fabrication des habits conduira à mieux apprécier ceux qu’ils portent et le savoir-faire des produits, ainsi qu’à une prise de conscience de l’impact direct de nos choix de consom mateurs tant sur les hommes que sur la planète. La jeune femme a déjà attiré une liste impressionnante de clients influents, du Britannique Chris Martin, leader du groupe Coldplay, au violoncelliste franco-américain de renom Yo-Yo Ma, en passant par l’océanographe américaine et Exploratrice pour National Geographic Sylvia Earle.
SukkhaCitta n’est pas la première marque textile à proposer un autre modèle de création. Elle a cependant pris à bras-le-corps une vérité fondamentale : les pièces fabriquées avec soin et portées par une vision sont généralement plus chères. Mais sa créatrice est convaincue que, si les consommateurs comprennent la valeur réelle de ce qu’ils achètent, ils réaliseront que les habits bon marché ont un coût bien plus élevé. « Les vêtements ne changeront pas le monde, mais ceux qui les portent, oui », dit-elle.
Malgré les importants progrès pour réduire le taux de pauvreté, 9 % de la population indonésienne peine encore à vivre décemment – soit environ 24 millions de personnes, dont beaucoup habitent en milieu rural. Denica Riadini Flesch, qui a grandi à Jakarta, a été confrontée aux problèmes profondément enracinés de l’archipel en matière d’inégalités. Après des études en économie du développement, elle a travaillé un temps à la Banque mondiale, mais a vraiment pris conscience des réalités de son pays quand elle a commencé à en sillonner les campagnes, en 2013.
Elle ne connaissait rien à la mode lorsqu’elle a rencontré trois artisanes pratiquant le batik dans un village près de Tuban, dans la province de Java oriental. Ces femmes lui ont confié tenir cette ancienne technique de leurs mères, qui utilisaient des teintures naturelles pour colorer leurs tissus. Mais ce mode de fabrication traditionnel était menacé. Faute de moyens, les artisans recouraient à des teintures chimiques moins chères et plus facilement disponibles qui leur brûlaient les poumons, mais, même ainsi, ils ne pouvaient rivaliser avec les cadences de production des textiles imprimés en usine. Ces mères – ibu, en indonésien – craignaient de ne plus pouvoir subvenir aux besoins de leur famille.
Jusqu’alors, Denica Riadini-Flesch n’avait jamais réfléchi à la façon dont les vêtements étaient créés. « J’ai réalisé que, sans le savoir, je faisais partie du problème », dit-elle. Les mois suivants, elle a découvert que la chaîne d’approvisionnement du secteur de la mode affectait aussi les agriculteurs. Ceux-ci avaient abandonné le coton au profit de monocultures comme le maïs, dégradant la santé du sol, des plantes et de la vie sauvage jusqu’alors favorisée par la diversité de cultures. Profondément ancrées dans la vie des villages, les anciennes pratiques artisanales et agricoles avaient seulement besoin d’être réhabilitées. La jeune femme a vu dans la slow fashion un vecteur de changement.
Au départ, elle s’est pourtant heurtée à la méfiance des ibu, reflet d’une société indonésienne très hiérarchisée. Disposant seulement de l’équivalent de 1 900 euros pour se lancer, Denica Riadini-Flesch a versé un salaire décent aux artisanes pratiquant le batik, ce qui lui a permis de créer sa première pièce. En 2019, trois ans après sa création, l’entreprise avait suscité assez d’intérêt auprès des villageois des environs de Tuban pour ouvrir la première Rumah SukkhaCitta, une école d’artisanat financée par ses propres bénéfices, des dons, des subventions et des prix décernés par des ONG et des associations caritatives.
Ces écoles proposent des ateliers où les artisans peuvent enseigner le batik aux jeunes générations et où les agriculteurs peuvent découvrir les méthodes régénératrices de plantation du coton. Les villageois mettent désormais à profit la technique locale du tumpang sari, laquelle privilégie l’association de plusieurs cultures. Le coton est planté à côté du maïs pourvoyeur d’ombre ; les piments aident à repousser les parasites ; et les arachides enrichissent le sol en azote. Cette approche permet aux Indonésiens ruraux de cultiver du coton pour SukkhaCitta, tout en produisant davantage de nourriture pour leur famille, et de profiter d’un complément de revenu grâce à la vente du surplus de leurs récoltes.
Aujourd’hui, Denica Riadini-Flesch forme avec les ibu une vraie famille. Reconquérir leur métier a permis à ces femmes de retrouver leur identité. « Ce n’est pas du sang qui coule dans nos veines, lui a confié un jour l’une des ibu. C’est de la cire chaude. » Dès le début, la priorité de la cheffe d’entreprise a été d’améliorer le niveau de vie des habitants des villages partenaires. Les femmes sont également formées pour réévaluer la valeur sociale et monétaire de leur travail. Plutôt que de négocier un paiement une fois le travail terminé, elles apprennent à estimer le temps que leur prendra sa réalisation. SukkhaCitta multiplie ce nombre d’heures estimé par un salaire horaire, ce qui leur permet d’augmenter leurs revenus de façon significative.
Ces initiatives ont permis à la marque de rassembler une importante communauté sur Instagram et fait de Denica Riadini-Flesch un modèle pour d’autres entrepreneurs. Ses ventes augmentant désormais de 30 à 40 % par an, SukkhaCitta peut offrir des opportunités économiques aux villageois. Linna Setyowati, 32 ans, a ainsi reçu une aide pour acheter un terrain de 1 ha dont elle a réhabilité le sol dégradé par les dés herbants et les engrais. Elle suit maintenant les principes du tumpang sari en attendant que ses plants de coton soient prêts à être récoltés. La terre « revit », souligne-t-elle. « Elle est saine. » Et, surtout, elle est à elle.