Pour la première fois, ce rare calmar a été observé vivant dans son habitat naturel

Juin 16, 2025 - 09:50
Pour la première fois, ce rare calmar a été observé vivant dans son habitat naturel

C’était la veille de Noël. La nuit était déjà bien avancée et les eaux glaciales de la mer de Weddell de l’océan Austral n'étaient pas hospitalières.

Les scientifiques et l’équipage à bord du vaisseau de recherche de l’Institut océanique Schmidt, le Falkor (too), avaient pour mission de prendre le véhicule télécommandé du bateau jusqu’au bassin de Powell, une plaine abyssale à 2 987 mètres de profondeur. L’expédition utilisait les outils d’exploration océanique de l’institut et était dirigée par la National Geographic Society dans le cadre des expéditions océaniques menées en partenariat avec Rolex, Perpetual Planet Ocean.

« C’était notre mission critique », explique Manuel Novillo, chercheur post-doctorant de l’Institut argentin de diversité et d’écologie marine, qui se trouvait à bord du navire.

Mais la glace s’avérait trop traître. Manuel Novillo et ses compagnons chercheurs devaient repousser le lancement. « Les blocs de glace se déplaçaient trop rapidement, cela aurait mis tous les bateaux en danger, alors nous avons dû tout réarranger », explique le post-doctorant.

À regret, ils ont choisi un nouveau site, à l’extrémité du bassin de Powell. Le lancement devait avoir lieu le jour suivant.

Et pourtant, ces empêchements et cette relocalisation devaient mener à une première mondiale. Le jour de Noël, Manuel Novillo et son équipe ont observé un calmar que l’on avait alors jamais observé vivant : Gonatus antarcticus, un céphalopode insaisissable endémique des eaux froides autour de l’Antarctique.

 

UNE MISSION CRITIQUE

Alors que le véhicule télécommandé de l’expédition, le SuBastian, descendait lentement vers le plancher marin 2 100 mètres sous la surface, à travers les eaux sombres de la Twilight Zone en ce matin de Noël, Manuel Novillo regardait un flux vidéo en direct depuis le centre de contrôle du navire.

Soudain, il a remarqué une ombre, à quelques mètres. Intrigué, il a demandé au pilote de s’en rapprocher. Et « voilà, il est apparu », se rappelle-t-il.

Là, en face du véhicule, se trouvait un calmar de 90 centimètres de long, qui relâchait un nuage d’encre verdâtre, probablement apeuré par le véhicule.

 

« Quelles étaient les chances [de le voir] ? », se demande Manuel Novillo. « Nous n’étions pas censés nous trouver là-bas à ce moment. »

L’équipe a suivi le calmar pendant deux ou trois minutes pendant qu’il nageait doucement dans l’eau. Ils se sont servis de lasers afin de pouvoir mesurer sa taille avec précision et le pilote a éteint les lumières du véhicule télécommandé (ou ROV, pour « remote operated vehicle » en anglais) afin de se faire une idée du comportement de cet animal étrange dans son environnement naturel.

Puis une fois que l’animal en a eu assez, il s’est éloigné du ROV et a disparu dans le lointain.

 

IDENTIFIER GONATUS ANTARCTICUS

L’équipage a partagé la vidéo avec Kat Bosland, directrice du laboratoire technologique de l’écologie et systématiques des céphalopodes de l’université d’Auckland, que l’on connaît sous le doux sobriquet de AUT Squid Squad.

« J’adore quand on m’envoie une vidéo en me demandant “À quelle espèce appartient ce calamar ?” » plaisante-t-elle.

Kat Bolstad a identifié le calmar de 90 centimètres comme étant du genre Gonatus antarcticus, un calmar d’Antarctique.

« À ma connaissance, il s’agit de la première vidéo au monde prise en direct de cet animal », souffle-t-elle, impressionnée.

Pour confirmer l’identification, Kat Bolstad cherchait une caractéristique spécifique : « Au bout de deux longs tentacules, il a un très large crochet », explique-t-elle. Et, sans surprise, on le voyait sur la vidéo. « Il n’est pas toujours visible », dit la scientifique. « Mais il est bel et bien présent. »

Enfin observé en vie et dans son habitat naturel, les scientifiques ont pu examiner les caractéristiques uniques du calmar, et émettre des théories à propos de ses habitudes.

« Les crochets impressionnants de ses tentacules sont probablement utilisés pour agripper et soumettre des proies lors de ses prédations en embuscade », écrit Alex Hayward, maître de conférences de l’université d’Exeter, en Angleterre, au cours d’un email. Il n’a pas pris part à l’expédition.

Nous n’en savons toutefois que très peu sur le calmar d’Antarctique.

« Sa vie quotidienne est probablement un mélange d’un mode de vie actif et prédateur, essayer d’attraper des poissons pour se nourrir, tout en évitant d’autres prédateurs voraces », suppose Alex Hayward.

Les calmars des abysses sont dotés d’une bonne vue et évitent souvent les lumières des vaisseaux de recherches, ce qui ne rend que plus remarquable cette rencontre fortuite.

« Nous cherchons à les voir, mais ils ne nous laissent probablement pas faire la plupart du temps », continue Kat Bolstad.

 

L’ÉTRANGE VIE D’UN CALMAR DES PROFONDEURS

L’animal montrait des traces de griffures sur ses tentacules et des marques fraîches de succion sur son manteau.

« Peut-être ce calmar avait-il fait face à une tentative de prédation récente à laquelle il a réussi à survivre », tente Kat Bolstad, bien qu’il soit difficile de déterminer quelles espèces étaient impliquées dans cette épique bataille.

Alex Hayward se demande si le responsable aurait pu être un calmar colossal juvénile dont l’habitat en profondeur croise celui de Gonatus antarcticus.

Les chercheurs n’ont pas réussi à déterminer le sexe du calmar sur la vidéo mais s’il s’agit d’une femelle « presque deux fois plus grosse que certaines autres femelles qui ont complété leur cycle de vie », explique Kat Bolstad.

Vers la fin de leur vie, les calmars de cette espèce deviennent pâles et leurs tissus se désagrègent. « Ils deviennent un peu bouffis », décrit-elle. « Ils se dépenaillent en quelque sorte. »

Mais cet individu semblait être « en assez bonne forme », continue la scientifique. « Sa coloration est encore très vive. »

Pourrait-il s’agir d’un mâle, suggérant qu’ils ne se décolorent pas comme le font les femelles ? Ou est-ce que l’animal que l’on connaît comme Gonatus antarcticus réunit en vérité plusieurs espèces ? Les experts l’ignorent encore.

Cette découverte exaltante souligne tout ce qu’il nous reste encore à apprendre sur les océans, et tout particulièrement dans les régions relativement inexplorées des pôles.

« Dans les abysses, il y a toujours une bonne chance de découvrir quelque chose que l’on n’a encore jamais vu avant », s’émerveille Kat Bolstad. « C’est un potentiel quasi-illimité de nouvelles découvertes. »