Tara Polar Station : le laboratoire flottant français partira à la découverte de l’Arctique à l’été 2026

C’est à Cherbourg, au sein des Constructions Mécaniques de Normandie (CMN), qu’est née la Tara Polar Station, après un an et demi de construction. Sa première mise à l’eau a eu lieu en octobre 2024, avant qu’elle ne rejoigne son port d’attache à Lorient, à la mi-avril 2025. Véritable prouesse technique, ce bateau, digne d’un vaisseau spatial, semble tout droit sorti d’un film de science-fiction : sa coque ovale en aluminium de 110 tonnes forme un large anneau flottant autour d’un dôme polaire percé de hublots. La station polaire est l’œuvre conjointe de l’architecte Olivier Petit et de la Fondation Tara Océan. Depuis 2003, la fondation œuvre activement pour l’étude et la protection de l’océan, en menant des expéditions scientifiques à travers le globe, notamment grâce à son premier navire, la célèbre goélette Tara.
Depuis peu, la Tara Polar Station fait l’objet de plusieurs tests de dérive dans les confins de l’Arctique, en préparation de sa première expédition officielle, prévue pour l’été 2026 et baptisée Tara Polaris I. Cette mission, d’une durée de 18 mois, marquera le début d’un périple à la dérive au cœur d’un environnement lointain, extrême, encore largement méconnu mais décisif pour mieux comprendre les causes et les conséquences du dérèglement climatique. À travers dix expéditions prévues au cours des vingt prochaines années, la station contribuera activement au déploiement de la stratégie polaire de la France dans l’Arctique.
UN LABORATOIRE AU CŒUR DES GLACES
Dotée d’une coque de 26 mètres de long pour 16 mètres de large, la station polaire Tara est suffisamment spacieuse pour accueillir jusqu’à dix-huit personnes à bord en été, et douze en hiver. Parmi ceux qui auront le privilège d’y embarquer figurent des climatologues, biologistes, physiciens, glaciologues, océanographes, artistes, médecins et journalistes venus du monde entier. Tous devront faire face à des conditions extrêmes : la nuit polaire permanente, le froid intense et le confinement prolongé.
« Un capitaine et un chef scientifique seront en lien avec les équipes à terre », précise Clémentine Moulin, coordinatrice des expéditions au sein de la Fondation Tara Océan. Pour Martin Vancoppenolle, directeur de recherche au CNRS et spécialiste de la banquise, les scientifiques embarqués devront « s’adapter à des contraintes logistiques qui ne sont pas les mêmes » que par le passé. « Il y a moins de gens sur place, ce qui veut dire qu’on va devoir se concentrer sur une chaîne de travail différente », en s’appuyant notamment sur des technologies de mesure autonomes. Promiscuité, équipage restreint, durée prolongée des missions : « on va se rapprocher d’un fonctionnement des stations spatiales », résume le spécialiste. Le choix du célèbre astronaute français Thomas Pesquet comme parrain n’a rien d’un hasard.
À terre, « un consortium scientifique, regroupant plus de trente laboratoires basés de douze pays et plus de cinquante scientifiques [est mobilisé] pour définir le programme de la première expédition », explique Clémentine Moulin. « Il n’y aura que six scientifiques sur le bateau qui vont devoir, en fait, faire le programme et les protocoles, et satisfaire [le groupe] à terre. […] Les scientifiques qui embarquent sur la Tara Polar Station n’embarqueront pas [seulement] pour leur recherche, mais pour l’intégralité du consortium », souligne-t-elle. La Tara Polar Station a été spécialement conçue pour faire de la recherche : « le consortium scientifique a été à nos côtés tout au long de la conception de ce bateau », affirme la coordinatrice. Ce navire est « beaucoup mieux réfléchi en termes de science » que la précédente goélette Tara, notamment grâce à des équipements comme la moon pool, un tube de 1,60 mètre de diamètre permettant de « déployer des instruments directement depuis le bateau ».
Pour Martin Vancoppenolle, la Tara Polar Station est « un bateau unique parce qu’il possède plusieurs qualités incroyables ». « La première, c’est qu’il est adapté à la fois aux conditions des océans glacés et libres de glace », comme ceux que connaît l’Arctique au fil de son cycle saisonnier. La Tara Polar Station a été conçue pour résister à la pression de la banquise, puisqu’elle passera 90 % de son temps prise dans les glaces, avançant d’environ 10 km par jour, et à des températures extrêmes pouvant atteindre -52 °C. Clémentine Moulin précise qu’elle sera néanmoins capable de naviguer de manière autonome jusqu’à son point de mise en glace. « La deuxième [qualité], c’est qu’il peut rester suffisamment longtemps sur la banquise », jusqu’à 500 jours consécutifs, grâce à une conception économe en carburant, poursuit Martin Vancoppenolle. Affranchie des contraintes de ravitaillement, « la station Tara va pouvoir rester au même endroit pendant une année complète au moins », à un coût bien moindre que celui des autres navires opérant dans la région. « Cela va permettre de répéter pendant dix, vingt, peut-être plus, trente ans, des cycles saisonniers d’étude d’évolution » de la banquise, ajoute-t-il.
Cette année 2025 est cruciale pour la station polaire : elle est consacrée à toute une batterie de tests avant la première dérive dans le froid et la nuit polaires. La préparation d’une telle expédition a soulevé des défis techniques, scientifiques, humains et financiers. Selon Clémentine Moulin, il a fallu réfléchir à « comment [réunir] des scientifiques, de différentes disciplines et nationalités pour créer un programme commun ». Sur le plan financier, le projet a été cofinancé par l’État français et l’Union européenne. Dans le cadre du programme d’investissement France 2030, la station polaire de la Fondation Tara est financée à hauteur de 13 millions d’euros, sur un budget total de 21 millions. Clémentine Moulin précise que « la fondation est encore en train de chercher les financements pour assurer l’exploitation du navire dans les années à venir ».
L’impact écologique de la Tara Polar Station reste bien moindre que celui des brise-glaces traditionnels déployés en Arctique, même s’il n’est pas totalement neutre. « Ce sont des questions sur lesquelles, à la fondation, on veut être exemplaires, mais on n’est pas dupes non plus », affirme la coordinatrice des expéditions. La Tara Polar Station est un navire à propulsion doté d’un moteur utilisant un carburant biosourcé, issu du recyclage d’huiles de cuisson. Des panneaux solaires et une éolienne, installés à bord, permettront d’alimenter les batteries du bateau. « On a fait en sorte [que le navire puisse dériver pendant] trois heures sans groupe électrogène, juste en tenant sur les batteries, dans le but de faire des prélèvements atmosphériques », non contaminés par la pollution liée au moteur, explique-t-elle.
DOCUMENTER L’ARCTIQUE
L’Arctique reste à ce jour un territoire largement méconnu des scientifiques, qui n’en reste pas moins décisif pour comprendre les causes et les conséquences du changement climatique. Martin Vancoppenolle rappelle que les suivis saisonniers de la banquise sont encore rares dans la région, le dernier en date remonte à 2019 et 2020, avec l'expédition MOSAiC, et qu’ils se sont jusqu’ici concentrés principalement sur son aspect environnemental. « On l’observe une fois tous les vingt ans et si on l’observait plus avec des brise-glaces ou des moyens traditionnels, ce serait assez polluant et cher », précise-t-il. Pour le spécialiste de la banquise, « la station, [combinée aux] nouvelles technologies, va modifier notre façon de mener des projets de science observationnelle en Arctique ».
Au sein de la Tara Polar Station, le chercheur souline que « les études à venir se concentreront sur l’évolution de la vie dans les mers glacées ». Cette vie marine en milieu englacé est encore peu documentée. Ce manque de connaissances est en grande partie dû à la complexité logistique des missions sur la banquise. L’objectif de Tara est donc « essentiellement de décrire la vie microbienne dans la glace au cours d’un cycle saisonnier ».
Martin Vancoppenolle explique « que la vie dans les mers englacées est répartie en deux compartiments. Elle est d'abord dans l’eau, sous la glace, puis elle est aussi présente au cœur même de la banquise ». « Comme [la banquise] est salée, elle est remplie d’inclusions liquides microscopiques qui vont échanger avec l’océan en-dessous. Cette eau liquide est un site stable et propice à la vie. […] Dans certaines conditions spécifiques, cela peut produire beaucoup plus de carbone organique qu’un océan. Les observations vont pouvoir permettre de tester les modèles théoriques du changement climatique en Arctique ».
Selon le chercheur, « l’augmentation des températures observée [en Arctique] est quatre fois plus [rapide] que la moyenne globale ». Trois facteurs sont mis en cause : le rayonnement infrarouge, la structure verticale de l’atmosphère et la couleur de la banquise. « On va perdre la banquise arctique pour la première fois d’ici cinq, dix, quinze, ou vingt ans maximum. On va assister à un événement qui est unique, en tout cas dans l’histoire récente, [puisque] l’on va se retrouver dans un océan arctique libre de glace », alerte le spécialiste. « La station Tara sera dans l’océan arctique, normalement, au moment où cela se passera. […] Elle va pouvoir documenter pourquoi cela s’est passé et comment cela s’est passé », ajoute-t-il. Documenter « les causes et les mécanismes qui mènent à cela, [au sein de la Tara Polar Station], est une opportunité unique » de comprendre le climat de notre planète.
La disparition de la banquise entrainera des bouleversements locaux sans précédent. « Cela va réchauffer l’atmosphère plus qu’ailleurs » alerte le chercheur. « Ce réchauffement supplémentaire va attaquer la calotte groenlandaise qui va fondre plus ou moins fort. […] Sa fonte va élever le niveau des mers ». Autre conséquence préoccupante du réchauffement arctique : la fonte du pergélisol sibérien. Au nord de la Russie, le pergélisol est « un sol gelé, qui contient plein de vieilles matières organiques piégées, issues de végétaux emprisonnés et protégés » par la glace. La dégradation de ces matières organiques, lors de leur décongélation, libère du méthane. Bien que sa durée de vie dans l’atmosphère soit plus courte, le spécialiste affirme que « le méthane est un gaz à effet de serre plus puissant que le CO₂ ».
Enfin, Martin Vancoppenolle estime que la Tara Polar Station constitue « la meilleure réponse, la plus propre, la plus efficace, la plus pertinente scientifiquement à la plus grande problématique du réchauffement climatique dans la région arctique », la fonte de la banquise. Selon lui, la station représente « une composante essentielle dans l’acquisition de données, et probablement aussi, dans la communication des enjeux de l’Arctique au grand public ». Elle marquera, sans nul doute, « un tournant dans la façon de faire de la science polaire ».