Trop souples pour être en bonne santé ? Les hyperlaxes sont plus sujets à des problèmes chroniques

Pendant la majeure partie de sa vie, Jacqueline Luciano, une infirmière vivant à Chicago, aux États-Unis, a souffert de maux mystérieux, notamment une longue liste d’entorses et de déchirures ; des vertiges et des épisodes d'importante fatigue ; des maux de tête et des douleurs chroniques. La grossesse a été une aventure particulièrement brutale pour son corps : ses articulations étaient si détendues que ses hanches se désarticulaient régulièrement.
« Beaucoup de ces problèmes ont été sous-diagnostiqués et mal traités, » explique Jacqueline Luciano. « Je ne cessais de me blesser au travail. » Même dans un travail de bureau, le fait de rester assise droite toute la journée déclenchait des maux de tête invalidants. Fin 2021, elle a développé un COVID long et son état s’est détérioré au point qu’elle a été contrainte de quitter son emploi.
Comme Jacqueline Luciano l'a depuis découvert, la plupart de ses problèmes de santé, y compris son COVID long, pouvaient être attribués au fait qu’elle est hyperlaxe. Jacqueline a rejoint un groupe de personnes de plus en plus visible, incluant la chanteuse Billie Eilish et l’autrice à succès Rebecca Yarros, qui parlent publiquement de leurs difficultés liées à l’hypermobilité.
L’hypermobilité peut se manifester de manière très différente d’une personne à l’autre, qu’il s’agisse de pouvoir contorsionner leurs membres dans des positions inhabituelles ou d’avoir des articulations qui sortent régulièrement de leur axe. Cette capacité à étendre une articulation au-delà de son amplitude normale peut être un simple tour de passe-passe pour certains, et même un avantage pour les danseurs et les gymnastes.
Mais pour beaucoup d’autres, l’hypermobilité est un signe que leur tissu conjonctif est faible, les rendant vulnérables à de nombreux problèmes comme des douleurs chroniques et des troubles gastro-intestinaux. Les recherches tendent de plus en plus à prouver que l’hypermobilité augmente le risque de développer un certain nombre d’affections chroniques, comme le COVID long, le syndrome de tachycardie orthostatique posturale, l’encéphalomyélite myalgique/syndrome de fatigue chronique, et le syndrome d’activation mastocytaire.
« Le tissu conjonctif est partout dans notre corps, » ce qui explique pourquoi il peut entraîner ces symptômes systémiques, explique Linda Bluestein, médecin spécialiste de la douleur intégrative et animatrice du podcast Bendy Bodies with the Hypermobility MD.
Bien que les chercheurs tentent encore de comprendre le lien entre ces affections, ils commencent à reconstituer les risques inattendus liés à l’hypermobilité — et pourquoi les infections virales peuvent poser un danger particulier.
QU'EST-CE QUE L'HYPERMOBILITÉ ? ET EST-CE FRÉQUENT ?
Les personnes hyperlaxes peuvent appartenir à deux grandes catégories : celles atteintes du syndrome d’Ehlers-Danlos (SED)... et les autres.
« Toutes les personnes atteintes du syndrome d’Ehlers-Danlos sont hyperlaxes, mais toutes les personnes hyperlaxes n’ont pas le syndrome d’Ehlers-Danlos, » explique Jessica Eccles, chercheuse à la Brighton and Sussex Medical School, dont les recherches portent sur l’hypermobilité.
Bien que le SED, une affection d'ordre génétique, soit considéré comme relativement rare, avoir des articulations hypermobiles est bien plus courant, puisque que celle-ci concerne environ 3 à 4 % de la population générale. On pense même que davantage de personnes présentent une hypermobilité partielle, qu’elle concerne les bras, les jambes ou des articulations spécifiques.
Les personnes atteintes de SED présentent toutes des symptômes allant de douleurs chroniques à des troubles digestifs, en passant par la fatigue. Pour celles qui ne sont pas atteintes de SED, leur hypermobilité peut soit être asymptomatique, c’est-à-dire totalement bénigne, soit être associée à une foule d’autres problèmes.
« Ce n’est pas l’hypermobilité en elle-même qui pose problème, c’est la qualité du tissu conjonctif, » indique Alissa Zingman, médecin et fondatrice de P.R.I.S.M. Spine and Joint, spécialisée dans le traitement des troubles du tissu conjonctif. Elle note que l’hypermobilité est souvent le premier indice qu’il y a quelque chose d’inhabituel dans le tissu conjonctif d’un patient.
Lorsqu’une personne est hyperlaxe et présente d’autres symptômes, elle répond aux critères du trouble du spectre de l’hypermobilité, qui partage de nombreuses caractéristiques avec le SED. Jessica Eccles affirme que la distinction entre les symptômes de ces troubles « est arbitraire. » Comme le montrent les recherches, les patients atteints de ces affections présentent des niveaux de gravité similaires dans leurs symptômes.
LES RISQUES INATTENDUS DE L'HYPERMOBILITÉ
L’hypermobilité peut se manifester chez les patients de manière très variable. Chez certains, elle peut entraîner une rigidité musculaire accrue, comme une contre-mesure inconsciente pour compenser l’instabilité articulaire et éviter les blessures. « Cette rigidité des muscles permet d’offrir un soutien, » souligne Clayton Powers, kinésithérapeute à l’Université de l’Utah, spécialisé dans le traitement de l’hypermobilité et des troubles associés.
Ces contre-mesures sont souvent inconscientes et, à terme, peuvent s’avérer épuisantes. « Physiquement, ces personnes doivent compenser davantage, » indique Jonathan Parr, kinésithérapeute et fondateur de Parr PT. Parmi les effets indésirables, on observe des raideurs de la nuque, de la colonne vertébrale et de la poitrine, ainsi que des maux de tête et des douleurs chroniques.
Parmi les autres symptômes moins connus souvent associés à l’hypermobilité figurent des troubles gastro-intestinaux comme le syndrome de l’intestin irritable ou des carences en vitamines inexpliquées ; des symptômes soulagés en position allongée, comme les vertiges, les palpitations ou les maux de tête ; ou encore une fatigue excessive et des troubles cognitifs (appelés « brouillard cérébral »).
Tous ces problèmes peuvent être reliés au tissu conjonctif des organes concernés. Par exemple, le tube digestif est un long conduit composé de tissu conjonctif très fin. Toute faiblesse dans ce tissu peut affecter son efficacité à décomposer les aliments et à absorber les nutriments. De même, si le tissu conjonctif qui maintient les vaisseaux sanguins est plus élastique que la normale, alors les vaisseaux ne parviennent pas à pomper suffisamment de sang vers le cerveau, causant un brouillard cérébral.
« C’est un peu différent pour chaque personne, » relève Bala Munipalli, médecin en médecine interne à la Mayo Clinic, qui traite les patients atteints de COVID long.
On trouve également souvent une inflammation chronique chez les patients hyperlaxes, ainsi que d’autres signes de dysfonction immunitaire, comme une suractivation des mastocytes, qui jouent un rôle de défense contre les agents pathogènes. L’hypermobilité est donc souvent associée à des troubles du système immunitaire, comme des allergies, des maladies auto-immunes ou des intolérances alimentaires. « Une fois qu’une partie du système immunitaire est déréglée, cela peut entraîner une cascade de dysfonctionnements, » explique Alissa Zingman.
POURQUOI LES VIRUS SONT PARTICULIÈREMENT DANGEREUX POUR CETTE POPULATION
Les patients atteints de COVID long et de troubles associés rapportent souvent de nombreux symptômes apparemment sans lien, allant de la constipation à l’accélération du rythme cardiaque, en passant par le brouillard cérébral et les douleurs musculaires.
Cependant, la cause sous-jacente de ces symptômes pourrait ne pas être aussi mystérieuse qu’il n’y paraît. « Il y a un adage : "si les symptômes ne se relient pas entre eux, pensez au tissu conjonctif", » souligne Clayton Powers.
Bien que l’on ne sache pas encore exactement comment les infections virales endommagent le tissu conjonctif, plusieurs théories existent. L’une d’elles soutient que les infections virales peuvent déclencher une inflammation dans ces tissus, ce qui « peut entraîner davantage de dommages, » dit Bala Munipalli. Des éléments suggèrent que cela peut même déclencher une hypermobilité chez des patients qui ne l’avaient pas auparavant, ou aggraver une hypermobilité préexistante.
Une autre source potentielle de dommages est le fait que plusieurs virus, y compris les herpèsvirus, le virus d’Epstein-Barr, et les coronavirus comme le SARS-CoV-2, responsable du COVID-19, peuvent soit endommager le collagène (composant principal du tissu conjonctif), soit faire en sorte que le corps en produise moins.
« Les virus eux-mêmes produisent de la collagénase, une enzyme qui dégrade le collagène, » explique Jaime Seltzer, directrice scientifique de l’organisation à but non lucratif ME Action. « Si une personne a déjà un collagène un peu “relâché”, elle risque d’être plus vulnérable à une maladie chronique liée à une infection. »
Pour Jacqueline Luciano, l'errance médicale au moment de son COVID long a duré plus d'un an... avant de trouver un médecin connaissant les signes de l’hypermobilité. Il lui fallut encore plus de temps pour trouver un professionnel de santé capable de diagnostiquer officiellement un SED hypermobile. En attendant, ses symptômes ont continué de s’aggraver, au point qu’elle a aujourd’hui des difficultés à rester debout.
Avec le recul, Jacqueline Luciano aurait souhaité être diagnostiquée plus tôt afin de prendre des mesures pour éviter l’aggravation de son état. Elle aurait aussi aimé que sa mère, qui a été handicapée trente ans avant elle et souffrait peut-être elle aussi d’un SED non diagnostiqué, ait pu bénéficier des soins nécessaires. « Trente ans plus tard… c’est toujours la même chose, » regrette Jacqueline Luciano.