Cancer, grossesse, immunodépression : les compléments probiotiques ne sont pas bons pour tout le monde

Ces dernières années, les compléments probiotiques ont été présentés comme un remède miracle à tout, des troubles digestifs aux affections de santé mentale et aux déséquilibres hormonaux. L’idée est séduisante : avaler quelques « bonnes » bactéries et transformer son intestin en un écosystème heureux et harmonieux.
Mais si l’enthousiasme autour des probiotiques repose sur notre compréhension croissante du microbiome et de ses effets sur la santé, pour certaines populations, comme les patients atteints de cancer et les personnes immunodéprimées, ces compléments peuvent nuire plus qu'autre chose.
Comme beaucoup de ses collègues, Suzanne Devkota, directrice de l’Institut de recherches sur le microbiome humain du Cedars Sinai, a longtemps pensé que les probiotiques en vente libre étaient, au pire, une perte de temps. Et pour la plupart des personnes en bonne santé, c’est toujours vrai : « Votre microbiome naturel éclipsera probablement le probiotique, donc vous pourriez jeter votre argent par les fenêtres, mais cela ne sera pas nocif », dit-elle.
Mais deux articles publiés en 2018 ont apporté « des données si convaincantes qu’elles ont complètement changé notre façon de parler des probiotiques », se souvient Suzanne Devkota. La recherche a étudié un scénario dans lequel la prise de probiotiques était universellement considérée comme bénéfique (après une cure d’antibiotiques) et a démontré l’inverse. Les chercheurs ont étudié d’autres situations, comme chez les personnes immunodéprimées ou chez les patients traités avec une immunothérapie anticancéreuse, chez qui les compléments probiotiques peuvent poser problème.
Les compléments probiotiques ne sont pas toujours mauvais. Les ennuis commencent, disent les experts, quand une solution standardisée est proposée à un problème qui exige de la nuance. Le mélange microbien optimal pour une jeune personne en bonne santé, par exemple, pourrait être différent de la préparation idéale pour un adulte d’âge moyen atteint d’une maladie chronique. « Théoriquement, vous pourriez séquencer votre microbiome, déterminer ce qui est déjà présent et ce qui vous manque, puis sélectionner un probiotique pour combler les lacunes », avance Suzanne Devkota. Malheureusement, c’est précisément là que les probiotiques commerciaux font défaut.
APRÈS UN TRAITEMENT ANTIBIOTIQUE, CE N'EST PAS TOUJOURS LA SOLUTION
Prendre des antibiotiques perturbe le microbiome en tuant les bonnes bactéries en même temps que les mauvaises. Les conséquences sur la santé peuvent être grave et durable, entraînant des problèmes comme l’obésité, le diabète, l’asthme et d’autres affections auto-immunes.
Pour beaucoup d'entre nous, il peut sembler logique de se tourner vers des compléments probiotiques après une cure d’antibiotiques pour rétablir un microbiome sain, puisqu’on pense qu’ils favorisent les « bonnes » bactéries dans l’intestin — une logique que Suzanne Devkota et beaucoup de ses collègues suivaient jusqu'à il y a peu. Mais la science prouve aujourd'hui le contraire.
Pour tester la vitesse à laquelle le microbiome peut se rétablir après la prise d’antibiotiques, des chercheurs ont dans le cadre d'une étude administré un traitement de sept jours d’antibiotiques à vingt-et-un participants puis les ont répartis en trois groupes. Un groupe a adopté une approche attentiste, un autre a reçu une transplantation fécale à partir de leurs propres selles avant antibiotiques, et un troisième a pris un probiotique commercial de onze souches pendant quatre semaines.
À la surprise des chercheurs, les microbiomes du groupe ayant ingéré des probiotiques ont été les plus lents à revenir à leur état d’avant antibiotiques. Même cinq mois après la dernière dose, les microbiomes de ce groupe n’avaient pas encore récupéré.
En comparaison, les microbiomes du groupe attentiste sont revenus à la normale en vingt-et-un jours, tandis que le groupe de transplantation fécale a récupéré en un jour à peine. Les scientifiques ont confirmé ces résultats chez la souris ainsi que dans des études in vitro, où les bactéries probiotiques ont inhibé la croissance des bactéries issues d’échantillons de selles humaines.
« Ces résultats suggèrent que, dans le contexte post-antibiotique, les probiotiques peuvent être contre-productifs », explique Eran Elinav, immunologiste à l’Institut Weizmann des sciences en Israël, qui a dirigé cette étude.
Il s’avère que les souches limitées dans les probiotiques commerciaux peuvent évincer la grande variété de bactéries dans l’intestin d’une personne, qui contient généralement des milliers de souches.
Eran Elinav note également que le degré de colonisation de l’intestin par les espèces probiotiques « variait considérablement d’un individu à l’autre ». Chez certaines personnes, les bactéries probiotiques passaient rapidement, tandis que chez d’autres, elles s’installaient et prospéraient. Ainsi, l’approche universelle du marché des compléments probiotiques actuel n’a pas beaucoup de sens.
LES POPULATIONS À RISQUES
Non seulement ces résultats sont vérifiés pour les personnes en bonne santé, mais ils sont particulièrement pertinents pour les personnes atteintes d'un cancer et suivant une immunothérapie.
Les scientifiques étudient encore quels profils microbiens correspondent à la santé et au bien-être, mais avoir une grande variété de bactéries semble être la clé. Des microbiomes diversifiés sont plus résilients, comme le souligne Suzanne Devkota, et nous aident à encaisser les coups de la vie. « Si un type de microbe disparaît de votre microbiome, vous en avez d’autres qui peuvent compenser une fonction importante », dit-elle.
« Mais les probiotiques sont comme les rascasses dans la mer », relève Rekha Chaudhary, oncologue à l'UC Health, dans l’Ohio, aux États-Unis. « Ce sont des espèces envahissantes et destructrices et votre diversité microbienne peut chuter considérablement lorsque vous prenez des [compléments] probiotiques. »
Chez les patients atteints de cancer, l’immunothérapie aide le système immunitaire du patient à rechercher et détruire les cellules tumorales. Malheureusement, selon le type de cancer, seulement environ 20 à 50 % des personnes répondent bien à la thérapie. Mais ceux qui ont le plus de chances de bien répondre tendent à avoir des microbiomes diversifiés, ce qui correspond généralement à des systèmes immunitaires plus sains.
Encore une fois, les probiotiques peuvent jouer un rôle défavorable ici. Dans un article paru dans Science en 2021, des études sur des humains et des souris ont révélé que les patients atteints de mélanome ayant un régime riche en fibres sans complément probiotique réagissaient le mieux à l’immunothérapie — ils avaient jusqu’à cinq fois plus de chances de répondre au traitement que leurs pairs suivant un régime pauvre en fibres.
Plus intriguant encore, les patients qui consommaient suffisamment de fibres mais prenaient aussi un complément probiotique ne faisaient guère mieux que le groupe à faible teneur en fibres. Les compléments probiotiques, semble-t-il, annulaient les bénéfices d'un régime riche en fibres, selon Jennifer Wargo, professeure d’oncologie chirurgicale au MD Anderson Cancer Center de l’Université du Texas et chercheuse principale de l’étude.
Bien que la plupart des recherches aient été menées sur des patients atteints de mélanomes, « les probiotiques en vente libre pourraient potentiellement nuire aux réponses [immunitaires] pour différents types de cancer », souligne Jennifer Wargo. Elle note également que certaines études ont montré que des formulations spécifiques de probiotiques avaient aidé certains patients atteints de cancer, comme ceux atteints de cancer du poumon non à petites cellules. « Mais nous ne savons pas exactement comment elles fonctionnent et si elles fonctionnent pour tous les types de cancer, ou si elles sont très spécifiques à certains cancers ».
Bien que l’engouement pour les microbiomes soit séduisant, Jennifer Wargo nous met en garde contre le fait d'essayer de modifier sa flore intestinale avec des probiotiques en vente libre sans avis medical.
Le rôle du microbiome pendant la grossesse n'est pas encore bien défini. Certaines études isolées suggèrent que les compléments probiotiques, en réduisant l’inflammation et en améliorant la sensibilité à l’insuline, pourraient aider à prévenir le diabète gestationnel ou la prééclampsie, une complication de la grossesse caractérisée par une hypertension.
« Mais nous ne savons pas quel type exact de supplémentation, ni comment influencer le microbiome de manière bénéfique », reconnaît Ammar Joudeh, obstétricien et gynécologue à l’Université de Californie, à San Francisco. De plus, les méta-analyses examinant des résultats combinés ne confirment pas ces conclusions, et une analyse montre que leur utilisation pourrait au contraire augmenter le risque de prééclampsie.
Contrairement aux médicaments, contrôlés par l'Agence nationale de sécurité sanitaire, la commercialisation des compléments alimentaires ne nécessite pas d'autorisation de mise sur le marché. Leur qualité peut donc grandement varier. Compte tenu de la grande incertitude qui en résulte, mieux vaut éviter les probiotiques en vente libre quand on est enceinte.
ALORS QUE FAIRE ? QUE PRENDRE ?
Dans certains contextes spécifiques, comme lorsqu’une diarrhée infectieuse survient, les probiotiques en vente libre peuvent être très utiles, souligne Rekha Chaudhary. Pour ces affections, l’objectif est d’éliminer les microbes toxiques par tous les moyens nécessaires. Mais dans bien des cas, la réalité des probiotiques en vente libre n'est pas encore au niveau des promesses marketing.
Suzanne Devkota et d’autres experts recommandent d'avoir une alimentation variée et riche en fibres, plein de fruits, de légumes et d’aliments complets. Le yaourt, le kombucha et d’autres sources naturelles de cultures probiotiques sont aussi recommandables, bien que leurs effets soient temporaires. « Une fois que vous arrêtez de manger du yaourt, vous perdez ces microbes », insiste Suzanne Devkota.
Les experts prévoient toutefois que dans un proche avenir, il y aura une révolution des probiotiques. « Nous pouvons concevoir et tester des probiotiques bien plus efficaces », assure Jennifer Wargo.