La nouvelle ruée vers la Lune, entre promesses et périls

Sep 3, 2025 - 07:30
La nouvelle ruée vers la Lune, entre promesses et périls

Au beau milieu d’une conversation sur l’état de l’astrophysique et des sciences spatiales, Joseph Silk tient des propos qui ont de quoi faire sourire, avant qu’on comprenne qu’il ne plaisante pas.

L’homme est l’un des grands noms de la cosmologie. Aujourd’hui âgé de 82 ans, il était déjà astrophysicien avant les missions Apollo sur la Lune. Il a à son actif des découvertes cruciales sur l’origine de l’Univers et sa grande inconnue, la matière noire. Autant dire qu’il n’est pas coutumier des folles exagérations. Ce jour-là, il aborde l’un de ses principaux centres d’intérêt professionnels : le potentiel souvent sous-estimé de notre satellite naturel.

Dans quelques décennies, explique-t-il, nous saurons placer à la surface lunaire un télescope si puissant qu’il pourrait, par exemple, photographier une planète du système Trappist-1, situé à une quarantaine d’années-lumière, avec le même niveau de détail que lorsque nous observons Mars.

« Nous pourrons en voir les forêts, les sommets montagneux ou les reflets lumineux sur les océans, détaille-t-il. C’est époustouflant. S’il y avait des villes là-bas, nous en verrions les lumières. »

Ce qui est prodigieux dans ce scénario n’est pas le télescope, mais la Lune, une base sans pareille pour les sciences spatiales – bien meilleure que la Terre ou même que l’espace intersidéral. Quasi dépourvue d’atmosphère et sa face cachée étant protégée des ondes radio, elle offre aux télescopes optiques une résolution exceptionnelle.

Le télescope qui pourrait révéler si la vie existe dans le système Trappist-1 serait en fait un réseau circulaire d’environ trente instruments interconnectés créant un grand miroir virtuel de 19 km de diamètre. Ce dispositif existe dans plusieurs versions théoriques, dont l’une le place dans un cratère lunaire, et il a déjà un surnom : l’hypertélescope lunaire.

Mais, pour concrétiser ce projet, encore faudrait-il créer des infrastructures sur place. Son déploiement nécessitera que des fusées y envoient les télescopes, lesquelles auront besoin d’aires d’alunissage adaptées et d’une flotte de robots pour décharger le matériel. Chaque télescope devra aussi être positionné avec la plus grande précision. Pour fonctionner, ce système aura besoin d’une alimentation électrique permanente, et d’une puissante bande passante afin de renvoyer ses images sur Terre. Il nécessitera maintenance et réparations, peut-être assurées par des astronautes postés sur place.

Néanmoins, en dépit de l’exceptionnel attrait scientifique et métaphysique d’un télescope capable de photographier des planètes situées à 380 000 milliards de kilomètres, nous n’allons pas construire et installer toutes ces infrastructures simplement pour cet instrument. C’est même tout le contraire. Cet hypertélescope, ainsi que d’autres projets scientifiques tout aussi incroyables, seront probablement le bonus d’une nouvelle course à l’espace, qui s’accélère dans le but d’installer, enfin, une présence humaine permanente et fonctionnelle sur la Lune.

Davantage de missions prévoient d’aller sur la Lune ces six prochaines années qu’il n’y en a eu depuis soixante ans. La Nasa y renvoie des astronautes dans le cadre du programme Artemis, d’abord avec un vol d’approche d’Artemis II prévu en 2026, puis avec un alunissage habité, actuellement planifié pour le milieu de l’année 2027. L’agence spatiale chinoise veut envoyer ses premiers hommes sur l’astre d’ici à 2030. L’Inde, qui a fait alunir son premier atterrisseur en 2023, conçoit une mission pour rapporter des échantillons de sol lunaire. L’agence spatiale européenne (ESA) n’est pas en reste, qui a lancé, en 2024, son programme Moonlight, ambitionnant de mettre en orbite lunaire tout un réseau de télécommunications et de navigation.

Et il ne s’agit là que des pays qui ont des ambitions lunaires, car au moins une dizaine d’entreprises privées se sont aussi fixé un objectif Lune. Sur Terre, des milliers de personnes travaillent chaque jour à poser les bases du nouvel avenir lunaire en concevant des aires d’alunissage, des robots constructeurs, des habitats pour les hommes, un réseau électrique, des satellites de communication et même une exploitation minière robotisée.

Nous vivons la période la plus créative dans le domaine spatial depuis les années 1960 et Apollo, une époque débordant de potentiel et de risque. La Lune est redevenue la nouvelle frontière.

Pour me figurer son avenir, j’ai interrogé des dizaines d’acteurs du secteur, à la Nasa et chez Blue Origin, chez Lockheed Martin, à l’école de commerce de Harvard ou encore chez Interlune ; avec des PDG, des ingénieurs, des économistes et des scientifiques qui travaillent dans des entreprises comptant 100 000 employés ou dans des start-up où les effectifs n’excèdent pas une dizaine de personnes. Autant d’équipes qui sont tournées à la fois vers l’exploitation commerciale et la science de notre satellite. Le succès de ces projets dépendra de l’argent investi, de la détermination des acteurs impliqués et de ce que la Lune aura à nous offrir. Pour faire simple, deux scénarios sont possibles.

Si tout se passe au mieux, il y aura sur la Lune d’ici à la fin du siècle une économie dynamique offrant des emplois, des profits et les ressources nécessaires à des avancées scientifiques ambitieuses telles que l’hypertélescope.

Mais l’histoire nous a appris que la colonisation et le développement humains se déroulent rarement comme prévu, et qu’ils empruntent souvent des chemins inattendus, parfois pour finir dans le fossé. Ou dans un cratère. Dans cinquante ans, notre prometteuse vision pourrait n’être plus qu’un campement sommaire hérité de l’optimisme des décennies précédentes, laborieusement maintenu en activité. Sans de solides mesures de protection, la Lune pourrait devenir la décharge des rêves de milliardaires – pleine de robots, rovers et atterrisseurs abandonnés, quand les Terriens seront passés à autre chose.