Accros aux sodas light ? L'aspartame, l'édulcorant qui a conquis le monde

Le chimiste Jim Schlatter passait de longues heures dans son laboratoire. En 1965, le jeune scientifique tentait de synthétiser un médicament pour traiter les ulcères. Il avait isolé divers composés au fil de ses travaux, et l’un d’entre eux s’était accumulé sur le rebord d’un flacon, entrant en contact avec ses doigts nus.
À un moment donné, en dépit du règlement du laboratoire et du bon sens le plus élémentaire, Jim Schlatter porta distraitement son doigt à sa bouche pour attraper plus facilement une feuille de papier. Le goût était sucré, bien plus sucré que celui du sucre.
Jim Schlatter venait de découvrir l’aspartame, un édulcorant artificiel qui allait être salué comme une percée en chimie alimentaire et dans la perte de poids. Mais l’histoire de ce composé ne se résume pas aux Coca Zéro et aux cafés allégés en sucre. Bien que cet édulcorant soit aujourd’hui le plus populaire du marché, présent dans tout, de la crème glacée au dentifrice, son avenir est remis en question après un rapport liant l’aspartame au cancer paru en 2023.
Ce n’était pas la première fois que des inquiétudes liées à l'utilisation de l'aspartame étaient émises.
LA SACCHARINE ET LA RECHERCHE D'ÉDULCORANTS HYPOCALORIQUES
Avant l’aspartame, l’édulcorant artificiel le plus répandu était la saccharine, elle aussi découverte par accident en 1879, alors que le chimiste germano-russe Constantin Fahlberg travaillait avec du goudron de houille. La saccharine connut un essor mondial durant les pénuries de sucre provoquées par la Première Guerre mondiale, mais dans les années 1960, durant lesquelles l’édulcorant était commercialisé auprès d’un nouveau public : les femmes.
Une crise de l’obésité se profilait, alors que la population était devenue plus sédentaire et que la publicité de masse changeait la manière dont les Américains mangeaient. Les standards de beauté glorifiant la minceur, beaucoup recherchaient divers moyens de perdre du poids et se tournaient de plus en plus vers des aliments contenant des édulcorants artificiels.
Mais tout le monde n’aimait pas la saccharine, qui laissait un arrière-goût amer, et les industriels se mirent en tête de trouver de meilleurs substituts au sucre raffiné. Le cyclamate gagna en popularité dans l’industrie du soda light. Mais la substance fut interdite en 1970 : plusieurs éléments permettaient d'affirmer qu'elle provoquait des cas de cancer chez les animaux de laboratoire.
Après la découverte fortuite de Jim Schlatter en laboratoire, avec ses collègues de la société pharmaceutique G.D. Searle, alors surtout connue pour avoir mis au point la première pilule contraceptive disponible dans le commerce, ils commencèrent à solliciter l’approbation de la Food and Drug Administration américaine pour l’utilisation de l’aspartame comme additif alimentaire. L’aspartame apparaissait comme une bonne alternative au cyclamate populaire mais désormais interdit, pour devenir un « super édulcorant ».
« Est-ce que cela rendra aux amateurs de douceurs soucieux de leur ligne les aliments et boissons hypocaloriques qui ont disparu quand le cyclamate a été banni des supermarchés ? » demandait un chroniqueur en 1974. Les partisans de l’aspartame espéraient que la réponse serait oui.
L’ASPARTAME EN QUESTION
Après un processus d’examen approfondi, la FDA a approuvé en 1974 l’aspartame pour une utilisation comme édulcorant de table et pour son emploi dans les chewing-gums, les céréales du petit-déjeuner et comme additif dans certains aliments tels que le café instantané et les produits laitiers. En France, l’aspartame a été autorisé à partir de 1988 et son emploi en tant qu’édulcorant en 1994.
Alors que G.D. Searle se préparait à commercialiser l’aspartame, le lancement était plus que prometteur. C'est alors que les régulateurs menacèrent de retirer la saccharine de la circulation, pour des raisons similaires à celles qui avaient provoqué la fin du cyclamate. Alors que l’action de G.D. Searle montait en flèche, l’enthousiasme autour de l’aspartame grandissait. Des témoignages au Congrès sur les dangers d’un régime riche en sucre alimentaient également la demande publique pour le nouvel édulcorant.
Mais quelques mois à peine après l’approbation de l’aspartame, les dangers du nouvel édulcorant pour la santé des consommateurs ont été relevés par des scientifiques, études à l'appui. Celles-ci montraient des tumeurs cérébrales, des convulsions et des retards de développement chez les animaux de laboratoire.
La FDA a d'abord suspendu, puis révoqué son approbation, ne la rétablissant qu’en 1981 après qu’Arthur Hayes, commissaire nouvellement nommé par l’administration Reagan, favorable aux industries, passa outre les avis des experts de son agence. Il approuva l’aspartame pour une utilisation limitée dans les aliments secs en 1981, puis pour un usage plus large comme édulcorant de boissons en 1983.
LE COCA LIGHT, AMBASSADEUR DE L'ASPARTAME
C’est à ce moment-là que les vannes se sont ouvertes. G.D. Searle commercialisa l’aspartame sous la marque Nutrasweet, et l'aspartame commença à apparaître sur les tables de restaurants et des salles à manger. Et en 1983, Coca-Cola commença à utiliser un mélange saccharine-aspartame pour sucrer son Coca Light récemment lancé, sans sucre, que l’entreprise avait développé en ayant en tête un recours à l’aspartame.
« Nous savions que l’aspartame allait arriver ; ce n’était qu’une question de temps », avait déclaré Jack Carew, ancien responsable de la planification chez Coca-Cola. La société décida de lancer sa boisson phare sans sucre avant même que l’aspartame n’ait été approuvé, dans l’espoir de l’incorporer dans le mélange du soda une fois qu’il serait sur le marché. C’était un gros pari sur l’aspartame, qui promettait d’être plus sucré, meilleur en goût et moins cher que la saccharine.
Le Coca Light présentait l’aspartame comme un argument marketing, exhortant les consommateurs à profiter de la boisson « juste pour son goût », et son énorme popularité contribua encore à alimenter le marché de l’aspartame. Finalement, les fabricants du Coca Light abandonnèrent complètement la saccharine en faveur de l’aspartame, bien que la version de la boisson destinée aux fontaines à sodas contienne encore un peu de saccharine pour des raisons de stabilité, et que l’entreprise mélange des cyclamates dans sa formulation dans les pays qui en autorisent l’utilisation.
Mais l’édulcorant est de nouveau au centre d’une controverse moderne. En 2023, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) a classé l’aspartame comme « potentiellement cancérogène pour l’homme », même si les responsables de l'organisation ont déclaré que la sécurité ne posait pas « de préoccupation majeure aux doses couramment utilisées ». La FDA a contesté cette classification de l’OMS, affirmant que ses responsables « n’avaient pas de préoccupations de sécurité lorsque l’aspartame [était] utilisé dans les conditions approuvées ».
Pendant ce temps, la boisson qui a fait de l’édulcorant un nom connu pourrait être menacée pour d’autres raisons. Les baby-boomers qui ont fait du Coca Light un succès atteignent un âge auquel ils s’éloignent du produit, comme le rapporte Axios. Pourtant, pour l’instant, l’aspartame représente un marché de 9 milliards de dollars par an ; une preuve de l’appétit insatiable du monde pour le goût sucré.