Neurosciences : pourra-t-on bientôt supprimer nos "mauvais" souvenirs ?

Sep 3, 2025 - 08:50
Neurosciences : pourra-t-on bientôt supprimer nos "mauvais" souvenirs ?

Pensez à votre souvenir le plus heureux. Un mariage, la naissance de votre enfant ou bien simplement une soirée parfaite entre amis. Gardez-le à l’esprit un instant. Convoquez-en les détails. Que portiez-vous ? Quelle odeur flottait dans l’air ? Quels sentiments vous ont traversé ?

Maintenant, faites l’inverse. Pensez à un souvenir triste ; la perte d’un être cher, un licenciement ou encore une rupture douloureuse. Faites-le vôtre, lui aussi.

Lequel préféreriez-vous garder ?

Bien entendu, vous préférez conserver le souvenir heureux, celui qui vous a fait vous sentir bien et gai face à la vie. Pourtant, les souvenirs douloureux persistent pendant des années, parfois pendant des décennies, comme des ecchymoses enfouies sous la surface. Si vous aviez le choix, les garderiez-vous ? Ou bien les supprimeriez-vous complètement ?

Si cela vous donne l’impression de sortir tout droit d’Eternal Sunshine of the Spotless Mind ou d’Inception, vous n’êtes pas loin de la vérité ; et Steve Ramirez serait d’accord avec vous. Ce dernier est neuroscientifique à l’Université de Boston et explorateur National Geographic et ses recherches se situent à la pointe de la science de la mémoire. Il est peut-être principalement connu pour des études auxquelles il a contribué, qui montrent qu’il est possible d’implanter de faux souvenirs chez les souris. Ces résultats ont été publiés dans la revue Science en 2013 et par la Royal Society en 2014.

Ses recherches se fondent sur une vérité essentielle : la mémoire est capricieuse. Elle change et se transforme chaque fois que nous la convoquons. Steve Ramirez compare cela au fait de cliquer sur « Enregistrer sous… » sur un document Word, de réécrire intentionnellement nos souvenirs au lieu de les laisser changer par accident. À ce stade, il a découvert comment accomplir une chose encore plus surprenante : pas détruire un mauvais souvenir, non, mais en créer un nouveau.

 

LA SCIENCE DU SOUVENIR DE CE QUI N’A JAMAIS EU LIEU

« Nous savons que les souvenirs sont malléables et susceptibles d’être modifiés, rappelle Steve Ramirez. Chaque fois qu’ils sont convoqués, ils sont enregistrés et retouchés par fragments. Nous voulions voir si nous pouvions faire cela en laboratoire. Car si nous pouvions faire cela directement en laboratoire et dans le cerveau, alors nous pourrions vraiment obtenir un aperçu de plus haute résolution du fonctionnement des souvenirs lorsqu’ils se déforment ou lorsqu’on les modifie. »

L’étude fondatrice de l’équipe a été publiée en 2012 dans la revue Nature. Dans cet article, les chercheurs identifient et activent dans des cerveaux de souris un amas de neurones encodant un souvenir lié à la peur, en l’occurrence une légère décharge électrique au niveau d’une patte. Pour y parvenir, les chercheurs avaient génétiquement modifié les souris afin que les neurones liés à la mémoire deviennent sensibles à la lumière. Les créatures étaient ensuite placées dans une boîte et recevaient une décharge électrique au niveau du pied, ce qui avait pour effet d’inscrire ce souvenir dans les neurones photosensibles.

L’équipe a ensuite implanté chirurgicalement dans le crâne de chaque souris un minuscule câble de fibre optique dont ils pouvaient se servir pour envoyer un rayon laser directement dans leur cerveau. Lorsqu’ils l’allumaient, le mauvais souvenir était activé à la demande, comme on actionnerait un interrupteur.

Ensuite, ils ont cherché à savoir s’ils pouvaient créer un faux souvenir. Pour cela, ils ont placé une souris dans une boîte neutre et l’ont laissée l’explorer. Le lendemain, ils ont placé la souris dans une boîte différente et réactivé le souvenir de la première boîte grâce au laser tout en lui administrant simultanément un choc électrique au niveau de la patte. Quand ils l’ont placée de nouveau dans la première boîte, elle s’est figée de peur alors qu’elle n’y avait jamais subi de choc.

L’équipe venait, dans les faits, d’implanter un faux souvenir dans la souris.

« L’élément essentiel de cette expérience est que nous avons montré que nous pouvions artificiellement activer un souvenir pendant que l’animal faisait l’expérience de quelque chose d’autre. Par la suite, cette nouvelle version mise à jour devenait la dernière version enregistrée de ce souvenir par l’animal, explique-t-il. La souris était effrayée par un environnement où, techniquement, rien ne s’était passé. »

 

DANS LA SALLE DE MONTAGE DU CERVEAU

Entre les lasers, les faux souvenirs et l’administration de décharges électriques, vous seriez tout pardonné de penser que tout cela relève de la science-fiction. Steve Ramirez adhère à cette comparaison, car son travail flirte souvent sérieusement avec la science-fiction.

« Je pense que la science-fiction et la réalité scientifique avancent main dans la main, s’influencent souvent de manières surprenantes et imprévisibles, affirme Steve Ramirez. Ce que la science-fiction peut parfois “rater” est inévitable, mais le travail qu’elle inspire et les rêves et la vision que la science-fiction peut susciter chez les gens est pratiquement sans limites, et je l’aime précisément pour cette raison. »

Malgré tout, cela peut sembler effrayant, surtout quand on envisage les applications possibles chez les humains. Mais selon Steve Ramirez, la manipulation des souvenirs nécessiterait une approche bien moins invasive ; ici, nul besoin de laser dans le cerveau. À la place, si l’on souhaite activer un souvenir heureux chez une autre personne, il n’y a qu’à lui demander. (Rappelez-vous le début de l’article… aviez-vous déjà oublié ?)

« Nous pouvons transformer un souvenir apparemment sain en quelque chose de négatif », dit-il en faisant allusion au test de la décharge électrique sur une patte. Mais quid de l’inverse ? Peut-on transformer un souvenir négatif en un souvenir positif ? »

Malgré les comparaisons avec Inception ou Eternal Sunshine, les applications réelles du travail de Steve Ramirez sont bien moins cinématographiques, mais peut-être plus profondes. Son travail pose en réalité les bases d’une future aide aux personnes souffrant du syndrome de stress post-traumatique (SSPT) à traiter des souvenirs nocifs ou à celles souffrant de troubles neurodégénératifs, comme la maladie d’Alzheimer ou la démence, de vivre une vie plus longue et dans de meilleures conditions.

Dans un article à venir, actuellement en cours d’évaluation par des pairs, son équipe affirme qu’elle a réussi à identifier où exactement un souvenir se forme dans le cerveau des jours avant qu’il ne survienne. C’est comme être capable de prédire où un éclair va tomber avant que l’orage ne soit formé. Cela pourrait permettre à de futurs cliniciens d’anticiper les effets d’Alzheimer, de Parkinson et de la démence avant qu’ils ne se produisent.

« Imaginez que l’on soit capable de fabriquer un Google Maps des souvenirs, mais à l’échelle des cellules individuelles, s’émerveille-t-il. Vous pourriez dire : “Voilà un souvenir positif dans le cerveau. Il se situe ici, dans ce réseau tridimensionnel d’activité. Nous pouvons zoomer et constater qu’il semble y avoir un dysfonctionnement, ce qui pourrait être la trace d’un déclin cognitif ou d’une perte de mémoire, ou d’amnésie, ou de maladie d’Alzheimer. »

Nous sommes encore loin d’un Google Maps de la mémoire. Et Steve Ramirez est prompt à rappeler que son domaine de recherche est encore bourgeonnant. Il le formule ainsi : la neuroscience a cent ans environ, tandis que la physique a plus de 2 000 ans. « Par rapport à la physique, les neurosciences en sont encore à l’étape du théorème de Pythagore », plaisante-t-il.

Il y a encore beaucoup de choses que nous ignorons sur le cerveau et, par conséquent, sur le fonctionnement de la mémoire. Mais Steve Ramirez et les neuroscientifiques comme lui transforment peu à peu la science-fiction en science réelle, ce qui pourrait nous permettre d’un jour éditer et manipuler notre propre vécu. Plus important encore, leur recherche nous permet de comprendre la profonde influence de la mémoire sur ce que nous devenons et comment nous pourrions peut-être apprendre à la façonner en retour.