Acidification des océans : une septième limite planétaire est désormais franchie

Nov 17, 2025 - 15:30
Acidification des océans : une septième limite planétaire est désormais franchie

L’humanité vient de franchir un nouveau seuil critique. Après le changement climatique, la déforestation, l’érosion de la biodiversité, la pollution chimique, la raréfaction de l’eau douce et la perturbation du cycle de l’azote, l’acidification des océans dépasse désormais elle aussi la limite considérée comme sûre. Selon le rapport Planetary Health Check, publié le 24 septembre par l’Institut de Potsdam pour la recherche sur l’impact climatique, sept des neuf limites planétaires définies par la communauté scientifique sont désormais dépassées. Seules la couche d’ozone et la concentration d’aérosols atmosphériques se situent encore dans des zones jugées non dangereuses.

Le cadre des limites planétaires, présenté en 2009 par une équipe internationale menée par le Suédois Johan Rockström, visait justement à établir ces seuils à ne pas dépasser pour maintenir la stabilité du « système Terre ». Cette stabilité, qui dure depuis environ douze mille ans, a permis l’essor des sociétés humaines. Lors de sa publication, trois limites étaient déjà franchies. En 2025, il y en a sept.

La dernière en date est l’acidification des océans, un phénomène étroitement lié aux émissions massives de CO2. En absorbant une partie de ce CO2, les mers voient leur équilibre chimique se modifier et les écosystèmes marins s’en trouvent fragilisés.

 

L’AUTRE PROBLÈME DU CO2

Pour Fabrice Pernet, chercheur en écologie et physiologie des organismes marins à l’Ifremer, « l’acidification des océans est l’autre problème du CO2 », moins visible mais tout aussi préoccupant que le réchauffement climatique. « On émet du CO2 dans l’atmosphère, [qui] se dissout à l’interface atmosphère-océan et forme de l’acide carbonique », explique-t-il. Cette réaction chimique abaisse le pH de l’eau et réduit la disponibilité des ions carbonate, indispensables à la formation du calcaire.

Pour surveiller cette limite planétaire, les scientifiques mesurent l’état de saturation en calcaire, notamment celui de l’aragonite, un minéral très sensible à la baisse du pH. Plus la saturation diminue, moins l’eau contient de carbonate pour permettre au calcaire de se former. La limite de sécurité a été fixée à 80 % du niveau préindustriel. Mais « cet état de saturation […] a diminué d’à peu près 20 % » depuis l’ère industrielle, note le chercheur. 

La baisse de saturation affecte directement les organismes calcifiants. « Dans une eau qui s’acidifie, le calcaire a tendance à se dissoudre plutôt qu’à se précipiter », explique-t-il. Or ce matériau constitue « le squelette de la grande majorité des organismes marins », des coraux aux huîtres en passant par certaines espèces de phytoplancton. Si la saturation diminue, leur squelette se forme plus difficilement, voire se dissout. En conséquence, « la plupart des organismes calcifiants […] montrent une difficulté à grandir ».

Des signaux sont déjà visibles, notamment dans les océans Arctique et Austral. L’acidification progresse particulièrement vite dans ces régions polaires, où « l’eau froide dissout plus facilement les gaz que l’eau chaude ». Selon le chercheur, « on observe déjà, depuis une quinzaine d’années, des organismes [comme les ptéropodes] corrodés par l’acidification qu’on n’observait pas avant ». Leurs coquilles présentent « des petits trous, des petites irrégularités […] qui montrent un effet de l’acidification ».

Les effets physiologiques vont au-delà de la calcification. L’excès de CO2 dissous perturbe aussi la respiration des organismes marins. « Trop de CO2 peut provoquer des problèmes d’hypercapnie […] et finalement d’acidoses dans le sang ». L’accumulation de protons aggrave encore ces déséquilibres en perturbant l’équilibre acide-base et les mécanismes de régulation physiologique.

« Ce qui fait la fragilité du corail, c’est l’acidification, certes, mais c’est surtout le réchauffement », poursuit Fabrice Pernet, évoquant « une double peine ». Le chercheur rappelle que l’effondrement des récifs coralliens entraînerait des conséquences considérables. « C’est toute une pêche vivrière associée au récif qui va s’effondrer. C’est des systèmes qui pourraient transiter vers de nouvelles espèces », souligne-t-il. À long terme, « l’acidification, […] c’est une perte de biodiversité : moins de richesses, moins d’espèces, moins de diversité et donc un état de déséquilibre, impossible à prévoir ».

L’acidification affaiblit aussi l’un des principaux régulateurs du climat : l’océan. « Un océan acidifié absorbe moins de CO2 qu’un océan non acidifié », rappelle le spécialiste. Cette capacité d’absorption dépend de l’alcalinité : plus on ajoute d’acide, plus elle diminue. Aujourd’hui, l’océan capte environ 25 % des émissions mondiales de CO2, tandis que les forêts en absorbent environ 30 %. Mais « la capacité de l’océan à nettoyer notre atmosphère […] diminue ». Les observations du Global Carbon Project montrent en effet que « le puits océanique de CO2 est en train de s’affaiblir », un phénomène « tout à fait attendu », souligne Fabrice Pernet.

Face à l’acidification des océans, la seule réponse durable reste la baisse massive des émissions de CO2. « Aujourd’hui, on n’est pas du tout sur cette trajectoire-là », constate-t-il, rappelant que la cible des 1,5 °C sera dépassée d’ici quatre ans et que le monde se dirige plutôt vers un réchauffement d’environ 2 °C à l’horizon 2050. Les conséquences seraient dramatiques pour les récifs. « Ce qu’on dit, globalement, c’est qu’à plus de deux degrés à l’horizon 2050, c’est tous les coraux tropicaux, tous les coraux d’eau chaude, qui disparaissent de la planète. C’est la Grande Barrière de corail, c’est tous les coraux du Pacifique, des Caraïbes […] qui n’existeront plus. Tout ça, ce ne sera plus qu’une carte postale », alerte-t-il.

Des leviers locaux existent toutefois pour atténuer ponctuellement les effets de l’acidification, notamment « la végétalisation des océans ». Le recours à des végétaux marins, en particulier certaines espèces de macroalgues, peut aider à capter le CO2 et à améliorer localement la chimie de l’eau. Une solution utile mais limitée, qui ne peut en aucun cas remplacer une réduction rapide et globale des émissions.

 

UN CADRE POUR COMPRENDRE L’URGENCE

L’acidification des océans est l’une des dimensions suivies dans le cadre des limites planétaires, un référentiel qui évalue jusqu’où nous pouvons exercer des pressions sur la planète sans entrer dans une zone de danger. Aurélien Boutaud, consultant indépendant et chercheur associé à l’UMR 5600 du CNRS, co-auteur de Les limites planétaires, invite à manier ce concept avec prudence et à ne pas surinterpréter les dépassements. « Ce n’est pas parce qu’on a franchi [sept] limites que, pour autant, tout va s’effondrer. Mais c’est une alerte supplémentaire ».

Ce cadre vise à « faire passer des messages auprès du public et des décideurs », bien qu'il reste encore discuté. « Fixer de telles limites, c’est extrêmement difficile », souligne le chercheur, car il faut choisir les bons indicateurs et déterminer à partir de quel niveau une pression devient dangereuse. Les scientifiques ne sont d’ailleurs « pas forcément tous d’accord sur la manière de définir une limite ou une frontière planétaire ».

Malgré ces débats, les limites planétaires gagnent en légitimité année après année. « Dans la sphère académique, c’est vraiment un référentiel qui a une tendance quand même à s’imposer », note Aurélien Boutaud. Dans l’action publique, son influence reste limitée, même si « certains acteurs publics s’y intéressent et décident de poser ce référentiel dans le débat ». En France, il a par exemple été utilisé dans des publications du ministère de la Transition écologique.

Pour Aurélien Boutaud, l’un des apports majeurs des limites planétaires est de montrer que la crise écologique ne se résume ni au changement climatique ni à la biodiversité. « Le concept de limites planétaires a permis de faire prendre conscience qu’il existait d’autres thématiques très importantes à intégrer », tout en révélant « la dimension systémique de la crise planétaire ». Les différentes variables sont en effet « en bonne partie inter-reliées ». L’acidification des océans illustre bien cette interdépendance puisqu’elle menace la biodiversité et perturbe également le climat.

Selon le chercheur, le concept a aussi le mérite de faire comprendre la notion de « point de bascule », un seuil au-delà duquel « les changements deviennent irréversibles et nous feraient sortir de l’équilibre écologique propre à l’Holocène », la période stable qui dure depuis environ 12 000 ans. « Ce que cherchent à définir ces fameuses frontières planétaires, c’est ce moment-là : celui où le point de bascule devient possible. Cela ne veut pas dire qu’il est certain, mais qu’on entre dans une zone où la situation devient dangereuse », précise-t-il.

Alors que la COP30 se tient actuellement à Belém, Fabrice Pernet, lui, rappelle que reconnaître le dépassement de la limite planétaire liée à l’acidification n’est pas seulement un constat alarmant. Selon lui, « cela permet d’acter des transitions, de faire en sorte qu’on en parle […] et de sensibiliser nos concitoyens. Cela permet aussi de mobiliser politiquement », conclut-il.