Italie : la lentezza des Pouilles, garantie d’un road trip sublime

De l’autre côté de la vallée ondoyante, ma destination m’appelle, encadrée par des vergers chauffés par le soleil et par un ciel pastel lourd du crépuscule qui vient ; une masseria basse occupe seule le paysage, à l’exception de quelques moutons. Le dîner m’attend au bout du chemin cahoteux mais peu pressée d’arriver, j’ai levé le pied de sorte que la voiture avance maintenant à une allure d’escargot. Il y a un je-ne-sais-quoi d’hypnotisant à traverser l’arrière-pays de la botte de l’Italie ; le décor intemporel et la chaleur soporifique invitent à un rythme de voyage plus lent.
Je m’arrête enfin au restaurant Le Stanzie et je suis des voix qui me guident autour de la robuste maison principale, à travers des potagers feuillus et des patios débordant de produits empilés avec art pour découvrir Chiara Rimo tenant cour entourée de convives. Sous leurs pieds s’étire le dallage inégal d’une route romaine. « Ne me demandez pas l’âge de la masseria, il est impossible de le savoir, mais chaque époque a laissé sa marque, annonce la jeune hôtesse aux cheveux bruns. Notre nom vient du latin pour “chambres”. C’est depuis longtemps un lieu d’hospitalité. »
Malgré son origine incertaine, il s’agit assurément de l’un des plus anciens domaines du Salento, la région la plus méridionale des Pouilles. « Demandez-moi si je suis apulienne et je vous répondrai que non, je suis salentine. Cette région de l’Italie est vraiment un pays à part entière », me dit Chiara, non sans fierté, en poursuivant la visite de cette ferme datant principalement du 16e siècle, sauvée de la ruine et transformée en restaurant pionnier du farm-to-fork en 1999. « On a l’impression que le temps s’est arrêté, non ? », demande-t-elle en me déposant à ma table, nichée dans un cellier voûté, éclairé à la bougie et garni de boîtes de conserve.
Le menu est saisonnier et court ; une véritable expression de la cucina povera du Salento : la cuisine paysanne traditionnelle. Je commence par une entrée croustillante consistant en du pain frit et des haricots noirs, puis je dévore des pâtes fraîches préparées à la main, trempées dans un riche ragoût de porc, le tout accompagné d’un negroamaro, un cépage du coin aux notes de baies noires. Les plats se succèdent, mais à un rythme tranquille ; ici, dîner est une forme d’art. Lorsque vient l’heure de partir, Chiara et moi nous enlaçons comme de vieilles amies et elle place un pot de confiture au citron dans mes mains.
DÉRIVE CONTINENTALE
Au cours des jours suivants, le Salento continue à partager son trésor généreusement. Je suis des chemins de traverse recommandés par Audley Travel, l’agence qui a conçu mon voyage sur mesure, en suivant la côte adriatique en direction du sud. Je quitte les monuments baroques de Lecce à la couleur évoquant le beurre et m’engage sur des routes côtières bordées de fleurs sauvages, puis passe devant les stacks de Faraglioni di Sant’Andrea. Dans la ville d’Otrante, sur une promenade surplombant la marina, je retrouve Gianluca Tonti, guide et historien amateur aux yeux aussi brillants que les hauts-fonds marins.
« Nous sommes loin du reste de l’Italie par ici et nous nous sommes toujours sentis exposés au continent à l’est », me dit-il en désignant la silhouette brumeuse de l’Albanie sur l’autre rive. La grande invasion qui transforma Otrante eut lieu en 1480 quand 18 000 soldats ottomans arrivèrent à ses portes et décapitèrent, ainsi va la légende, 813 chrétiens qui refusèrent de se convertir. « Même si je relaie cette version traditionnelle, je n’en crois pas un mot. Les pachas étaient tolérants pour ce qui est des croyances. » J’apprends que c’est pour Gianluca une habitude que de remettre en question le canon historique.
Nous visitons les remparts de l’imposant château aragonais d’Otrante, construit à la fin du 15e siècle par les Espagnols, puis nous nous faufilons dans les ruelles pavées de la vieille ville jusqu’à la cathédrale de Santa Maria Annunziata. Fondée en 1068 par les Normands, elle abrite un macabre ossuaire de martyrs et, plus curieusement, une mosaïque médiévale de 600 m2 extraordinairement ambitieuse où figurent des personnages bibliques et folkloriques qui offre une fenêtre de près d’un millénaire sur les croyances passées. Gianluca me fait remarquer que le roi Arthur ainsi qu’un guerrier amazonien y sont représentés.
Le caractère surréaliste et doucement cinématographique du Salento se fait plus profond à mesure que je longe un pan de route fantastique de cinquante kilomètres : la Litoranea Salentina. Reliant Otranto à Santa Maria di Leuca, à la pointe de la péninsule, elle révèle des oliveraies intemporelles ainsi que les teintes changeantes de la Méditerranée, et serpente le long du littoral, desservant notamment le phare de Punta Palascia, les lidos creusés dans la falaise de Santa Cesarea Terme, les grottes marines de Castro Marina et le port pittoresque de Porto di Tricase.
À chaque halte, je m’arrête quelques minutes ou quelques heures, suivant mes envies et, souvent, suivant ma faim. C’est le type de voyage lent, non structuré, où la récompense est garantie – un voyage instinctif, sinueux, guidé par l’instant – et seulement réellement possible lors d’un road trip individuel.
L’APPEL DES ROUTES SECONDAIRES
Un autre jour, j’explore le littoral ionien. Les kilomètres de plages de sable autour de Gallipoli offrent un contraste parfait avec les criques accidentées de Marina Serra, sur l’Adriatique, où la bronzette implique de se draper telle une nymphe sur les rochers et où l’immersion dans les bassins naturels pour nager ressemble à un baptême. Les oursins s’accrochent aux rochers dans une perfection de nature morte, tandis que les poissons filent à travers les rayons de lumière, comme dispersés par un dieu qui passerait là.
Ne disposant de rien d’autre que de temps et d’un plein d’essence, je parcours les routes de campagne intérieures, désertes et paisibles. De temps en temps, je m’arrête dans des cafés de villages si reculés qu’on n’y parle ni anglais, ni – c’est ce qu’il semble à mon oreille du moins – un italien reconnaissable. À la place, j’entends l’un des nombreux dialectes de Salento, dont certains sont d’origine byzantine, et j’apprends à commander à la manière des locaux : un caffè Leccese, un expresso accompagné de sirop d’amande et servi sur des glaçons qui s’entrechoquent, et un pasticiotto chaud, une tartelette à la crème pâtissière.
Durant l’une de ces haltes, Gianluca m’envoie par texto des recommandations sur les villes du coin, ce qui me conduit à découvrir l’architecture baroque de Nardò et les fresques du 15e siècle de la basilique Santa Caterina d’Alessandrina, à Galatina, sur lesquelles figurent des scènes de l’Apocalypse et de la Genèse. « Il y a beaucoup d’églises dans le sud de l’Italie, mais celle-ci vaut à elle seule un voyage en ces terres », plaisante-t-il lorsque nous nous retrouvons pour une dernière visite dans sa ville natale. Presicce a fait les gros titres de la presse en 2022 quand le gouvernement local a commencé à offrir 30 000 euros à quiconque souhaitait s’installer là et rénover un bâtiment abandonné. « La vie est lente dans le Salento, reconnaît-il. Mais pour moi, c’est encore une tranche de paradis. »
Il m’emmène déguster différentes des huiles d’olive vierges extra de différentes intensités dans l’usine moderne de Gianvito Negro Valiani, producteur de troisième génération. Là, j’apprends à reconnaître les notes épicées et la « douceur » de cet or liquide. Autrefois, les frantoi ipogei de Presicce, un vaste réseau souterrain de pressoirs à huile creusés dans la roche molle, faisaient prospérer l’économie locale. L’huile fabriquée ici était exportée vers des villes européennes majeures pour alimenter les réverbères, jusqu’à ce que l’arrivée de l’électricité ne fasse décliner cette industrie et que le produit soit raffiné pour un usage culinaire.
À l’opposé de ces cavernes humides où les ouvriers peinaient lors des mois d’hiver, entre la saison des récoltes et le printemps, l’exploitation dirigée par la famille de Gianvito brille avec ses surfaces d’acier poli. « Nos traditions sont peut-être anciennes, mais nous ne vivons pas dans le passé », affirme-t-il. Néanmoins, les anciens rites d’hospitalité du Salento perdurent : enracinés dans cette terre, ils sont aussi solides qu’une masseria, aussi sacrés qu’une église médiévale. « J’espère que vous vous joindrez à nous pour le déjeuner ? »