Coureurs de l’extrême : comment les Tarahumaras sont-ils devenus les maîtres de l’endurance ?

Oct 11, 2025 - 14:20
Coureurs de l’extrême : comment les Tarahumaras sont-ils devenus les maîtres de l’endurance ?

En 2009, le journaliste américain Christopher McDougall publie Né pour courir, où il retrace l’histoire de Micah True, un Américain ayant vécu près de vingt ans aux côtés des Tarahumaras. En 2003, ce passionné fonde l'Ultramarathon Caballo Blanco (Cheval Blanc), en référence à son surnom, réunissant cette communauté et plusieurs des meilleurs ultramarathoniens américains. L’ouvrage contribue largement à forger la légende de ce peuple amérindien, notamment auprès des coureurs de fond du monde entier.

Originaires de l’actuel État de Chihuahua, les Tarahumaras se sont réfugiés au 16ᵉ siècle dans les Barrancas del Cobre, au cœur de la Sierra Madre occidentale, pour échapper à la conquête espagnole et préserver leur culture. Le territoire qu’ils occupent aujourd’hui, connu sous le nom de Sierra Tarahumara, est formé de canyons escarpés et difficilement accessibles, dont les altitudes peuvent atteindre 2 500 mètres. Ils vivent d’une agriculture de subsistance, cultivant principalement le maïs et les haricots rouges, et complètent leurs ressources par l’élevage de chèvres, de vaches et de moutons. Les estimations varient, mais certaines sources évaluent leur population à un peu plus de 100 000 personnes, faisant des Tarahumaras l’un des plus grands peuples autochtones du Mexique mais aussi l’un des plus pauvres. 

Leur nom, attribué par les premiers missionnaires espagnols, est une déformation de Rarámuri, le terme par lequel ils se désignent dans leur propre langue, issue de la famille uto-aztèque. Selon certains ethnologues, ce mot signifierait « ceux qui ont les pieds légers ». Réputés pour leur agilité et leur endurance, les Tarahumaras sont en effet capables de parcourir d’incroyables distances d’une seule traite, parfois plusieurs centaines de kilomètres.

Chez eux, la course revêt une dimension spirituelle. Bien que partiellement convertis au catholicisme, ils ont conservé certaines traditions précolombiennes, comme des jeux d’endurance : le rarájipari, où les hommes poursuivent une balle de bois sur des dizaines de kilomètres, et l’ariweta, où les femmes font de même avec un cerceau lancé et rattrapé à l’aide d’une canne. La course répond aussi à une nécessité : dans cette région isolée, à l’habitat dispersé, elle demeure un mode de transport et de communication essentiel.

 

S’ADAPTER À L’ENVIRONNEMENT

Avocat de formation, Jean-François Tantin a pratiqué la course à pied toute sa vie. Mais, avec le temps, les marathons ne lui ont plus suffi. Il s’est alors tourné vers les longues distances, celles qui vous poussent à vous surpasser sur des centaines de kilomètres. Son goût de l’aventure et de l’effort l’a mené aux quatre coins du monde et sur tous types de terrains : des déserts sablonneux aux montagnes enneigées, en passant par les forêts tropicales. Il y a une dizaine d’années, au moment de prendre sa retraite, alors que beaucoup en profitent pour se reposer ou voyager, l’ancien homme de loi fait un tout autre choix : il décide d’organiser ses propres courses extrêmes.

C’est par l’intermédiaire d’un organisateur de trekking dans les Barrancas del Cobre que Jean-François Tantin découvre l’existence des Tarahumaras et leur endurance hors du commun. « Perdus dans ces canyons, [les Tarahumaras] se sont au fur et à mesure adaptés à leur environnement. En fait, ils se sont mis à marcher et également à courir pour aller d’un endroit à l’autre, et ils sont devenus ainsi, sans le savoir, des coureurs extrêmement endurants, capables de courir plusieurs centaines de kilomètres en s’arrêtant très peu », souligne-t-il.

Pour Véronique Billat, physiologiste, spécialiste de la performance et de l’entraînement sportif, « l’endurance exceptionnelle des Tarahumaras s’explique par une combinaison d’adaptations physiologiques, d’habitudes de vie et de facteurs culturels : activité physique dès l’enfance, déplacement quotidien à pied, entraînement en altitude, faible masse grasse, musculature adaptée au terrain et processus d’économie d’énergie lors de la course ».

La chercheuse souligne particulièrement le rôle de l’entraînement en altitude et en terrain montagneux, qui favorise « une meilleure oxygénation (augmentation de l’hémoglobine), une plus grande efficacité cardiovasculaire, une capacité de tolérance à l’hypoxie et une endurance accrue sur les plans musculaire et ventilatoire ».

 

ÉCONOMIE D’ÉNERGIE ET ÉCOUTE DU CORPS

En 2016, Jean-François Tantin crée l’Ultra Run Rarámuri, un parcours de 190 km cumulant plus de 10 000 mètres de dénivelé positif à travers les canyons rarámuri. Après un premier repérage, il parvient à réunir de manière confidentielle une dizaine de coureurs français et belges de bon niveau, désireux de se confronter aux célèbres Tarahumaras. « Les coureurs rarámuri ne sont absolument pas des sportifs au sens où on l’entend. Pour eux, la course à pied est un moyen de déplacement. Ils se sont donc adaptés, d’une certaine manière, à notre demande, car pour eux courir n’a rien à voir avec l’esprit de compétition : c’est simplement un mode de vie. [Cette course] ne représentait donc pas grand-chose pour eux, et ne les inquiétait pas du tout », explique l’organisateur.

« Dès le début de la course, on s’est rendu compte qu’ils étaient nettement supérieurs à nos coureurs. […] Tous les coureurs rarámuri sont arrivés largement avant les nôtres. […] Le premier a gagné avec quinze heures d’avance sur le meilleur Français ». Au-delà de leur performance sportive, Jean-François Tantin a été frappé par le minimalisme de leur matériel. « Ils courent sans aucun équipement, sans eau ni sac. Ils n’ont pas de chaussures, seulement des sandales : les huaraches. Une sorte de spartiate qui s’attache autour du mollet, dont la semelle est [fabriquée à partir] de pneus de récupération », précise-t-il.

La physiologiste Véronique Billat souligne plusieurs effets bénéfiques de la course en sandales. En plus de réduire le temps d’appui au sol et de renforcer la musculature intrinsèque du pied, « [elle] favorise une attaque médio ou avant-pied, augmente la fréquence de la foulée, limite les chocs articulaires et permet une meilleure restitution de l’énergie élastique stockée dans le tendon d’Achille ». Cette technique réduit ainsi le coût énergétique de la course et préviendrait certaines blessures liées à l’amorti excessif des chaussures modernes, surtout sur terrains variés.

« Mais leur secret va plus loin », souligne la spécialiste. « Les Tarahumaras adaptent leur allure en fonction de leur ressenti, sans se fier à une vitesse imposée. Cette écoute du corps permet d’optimiser l’effort, d’éviter le surrégime et de mieux gérer la fatigue sur la durée ». La chercheuse ajoute que cette variation naturelle de la vitesse « favorise la récupération partielle, stimule différents systèmes énergétiques et prolonge le temps passé à des intensités élevées sans épuisement brutal ».

Chez les Tarahumaras, « l’économie d’énergie ainsi obtenue, associée à une écoute fine des sensations et à la variabilité du geste, permet de repousser les limites de l’endurance humaine, illustrant parfaitement les principes modernes de l’entraînement », conclut Véronique Billat. Selon elle, « leur exemple inspire la recherche d’une approche plus instinctive et globale de l’ultra-endurance, [tout en restant] indissociable de leur culture ».

 

LA FIN D’UN MYTHE ?

Au total, Jean-François Tantin a organisé quatre éditions de l’Ultra Run Rarámuri : en 2016, 2017, 2018 et 2022. Pour cette dernière édition, il a décidé de réserver la course à des coureurs européens et canadiens d’élite. Mais lorsque les Rarámuri se présentent sur la ligne de départ entièrement équipés, le Français comprend que quelque chose a changé. « Voyant que les Rarámuri devenaient de plus en plus exposés et connus, certains Mexicains peu scrupuleux se sont dit qu’ils allaient tenter de devenir un peu les agents de ces coureurs. Et pour les rendre encore plus performants, ils ont voulu leur appliquer les standards européens, en les équipant comme les coureurs [occidentaux] », observe-t-il, au détriment de leurs particularités culturelles.

« Lors de cette course, il s’est avéré que porter des chaussures était pour eux presque un supplice », relève l’organisateur. Cette année-là, le Français Julien Chorier remporte l’épreuve, « avec une heure et demie d’avance sur les deux meilleurs coureurs rarámuri », mettant ainsi fin au mythe. L’édition 2022 sera la dernière pour Jean-François Tantin. « J’ai décidé d’arrêter d’organiser des courses au Mexique, car nous avons constaté que la médiatisation avait un impact réellement nocif sur ces coureurs, leur faisant en quelque sorte perdre leur identité », explique-t-il. L'ancien avocat observe d’ailleurs que les Rarámuri apparaissent désormais plus souvent sur les courses internationales, à l’image de María Lorena Ramírez

Aujourd’hui, dans la Sierra Tarahumara, si le développement des routes facilite l’accès à l’éducation et aux soins, il expose aussi la région à de nouvelles menaces, comme la déforestation et le trafic de drogues. « Là-bas, les cartels de drogue ont trouvé quelque chose de très intéressant pour eux. Comme ce sont des endroits complètement inaccessibles, […] ils ont soudoyé [certains Rarámuri] pour qu’ils abandonnent leur culture traditionnelle du maïs au profit du pavot. […] On a été très étonnés, en plein repérage, de tomber au milieu de nulle part sur des champs de pavot », constate Jean-François Tantin.