Pour survivre dans les profondeurs de l’océan, ces poissons utilisent des boucliers vivants

Oct 27, 2025 - 15:30
Pour survivre dans les profondeurs de l’océan, ces poissons utilisent des boucliers vivants

Il fait nuit. La grande castagnole qui se découpe des eaux sombres semble avoir fait une grosse bulle avec un chewing-gum. Il n’en est pourtant rien : elle a simplement une larve d’anémone dans la gueule.

Ceci n’est qu’un exemple des étonnantes interactions entre les poissons et les anémones que des scientifiques ont documenté dans une nouvelle étude parue dans la revue Journal of Fish Biology. Les photographies prises par des plongeurs de nuit, pendant la fameuse « plongée en eau noire » ou blackwater diving en anglais, montrent des poissons juvéniles en compagnie, voire très proches, d’anémones potentiellement dangereuses, qu’ils utiliseraient comme boucliers.

D’après les chercheurs, ce comportement pourrait aider les petits poissons à ne pas finir dans la gueule d’un prédateur. En pleine mer, « vous devez trouver des façons de vous protéger », explique Gabriel Afonso, ichtyologiste au Virginia Institute of Marine Sciences à Gloucester Point (États-Unis) et auteur principal de l’étude. Selon lui, ces poissons qui font ami-ami avec des anémones pourraient s’ajouter à la liste des autres poissons se cachant derrière des invertébrés.

C’est après que Jeff Milisen, biologiste marin et chercheur indépendant basé à Hawaï, a observé quelque chose d’inhabituel que les scientifiques ont eu l’idée de chercher ce comportement sur des photos prises par des plongeurs.

En 2015, alors qu’il plongeait en eau noire près de Kona, Jeff a aperçu un poisson tenir entre ses nageoires pelviennes ce qui semblait être une boule. Il ignorait alors l’identité des créatures observées. Mais cette interaction lui semblait étrange, bien qu’il ne soit pas rare de voir des poissons en compagnie d’invertébrés. Le biologiste marin a ensuite transmis ses photos à Dave Johnson, l’un des auteurs de l’étude, qui est décédé avant la publication de la nouvelle recherche.

En général, les scientifiques étudient les poissons en les ramassant et en les ramenant sur la terre ferme pour les examiner plus en détail. Mais « il existe une quantité énorme d’informations que l’on peut collecter en plongeant et en regardant ce qui se passe sous la surface », explique Jeff Milisen, qui n’a pas pris part à l’étude.

Dans le cadre de cette dernière, Dave Johnson, Gabriel Afonso et leurs collègues ont collecté des clichés auprès d’autres plongeurs en eau noire pris entre octobre 2018 et août 2023.

Les plongeurs en eau noire plongent dans l’océan en pleine nuit et photographient ce qu’ils éclairent à l’aide de torches et autres lumières. La plupart des animaux visibles sur leurs clichés sont attirés par la lumière et sont souvent de petite taille (ils mesurent moins de 2,5 cm). « C’est l’idée que je me fais d’une mer presque primaire », confie Jeff Milisen.

L’équipe de Gabriel Afonso a examiné les clichés, pris entre 8 et 15 mètres de profondeur, au large des côtes floridiennes et tahitiennes. Sur l’un d’eux, elle a vu une larve d’anémone jaune dans la gueule d’un poisson-lime. Sur un autre, un madeleineau nageant très proche de jeunes anémones.

Une scène similaire a également été immortalisée, cette fois-ci avec un jeune poisson de la famille des Nomeidae. Il y a également cette photo d’une grande castagnole qui semble chevaucher une autre créature, qu’elle maintient entre ses nageoires. L’animal de forme indistincte était un anthozoaire non identifié, qui appartient au même groupe que les anémones.

 

DES BOUCLIERS VIVANTS

Selon les chercheurs, ces poissons, qui évoluent dans un environnement sans relief où il est impossible de se cacher, pourraient chercher à se défendre avec des anémones. Les anémones adultes sont dotées de cellules urticantes et au moins quelques larves d’anémones sont toxiques. Dans le cas du madeleineau, le plongeur a remarqué que le poisson semblait essayer de maintenir l’anémone entre eux. « Nous pensons que le poisson se cache derrière l’anémone, qu’il utilise comme une barrière », indique Gabriel Afonso.

Les chercheurs savent depuis longtemps que les poissons côtoient d’autres créatures urticantes, en particulier les méduses. Comme le rapporte Jeff Leis, biologiste spécialiste des poissons à l’université de Tasmanie en Australie qui n’a pas pris part à l’étude, des scientifiques ont observé à plusieurs reprises des poissons nager à proximité de ces animaux gélatineux, se rassembler autour d’eux et même trouver refuge dans leurs tentacules. En février 2025, les auteurs de l’étude ont partagé les clichés de poissons tenant dans leur gueule une méduse dans la revue Journal of the Ocean Science Foundation. Certains poissons semblent même imiter la méduse. La fréquence de ce type d’interaction entre les poissons et les anémones au large est cependant indéterminée, explique Jeff Leis, car seule une poignée d’espèces sont identifiées sur les clichés.

Les auteurs de l’étude suggèrent également que les petits poissons pourraient aider les anémones à se déplacer. Une théorie qui laisse Jeff Milisen sceptique, les poissons à l’état larvaire se situant à la limite entre les organismes planctoniques et ceux capables de se propulser activement. « Dans tous les cas, les poissons à l’état larvaire ne nagent pas du tout ou pas assez loin », indique-t-il. Même si les poissons aident les anémones à bouger, il est possible que le voyage ne leur soit pas bénéfique, notamment s’il éloigne ces animaux marins de zones de frayères idéales.

Ces observations étranges suscitent de nombreuses questions. L’équipe de Gabriel Afonso s’interroge sur la manière dont les poissons parviennent à toucher des anémones sans se faire mal. Mais aussi sur la durée de leurs relations (allant de quelques minutes, à quelques jours ou quelques semaines). Jeff Leis se demande également comment les poissons font pour se nourrir s’ils ont un autre animal dans la gueule.

L’un des principaux enseignements de cette étude est que les photos des plongeurs en eau noire pourraient livrer de nouvelles informations sur la biologie des larves et des juvéniles. L’étude de ces jeunes poissons vivant au grand large peut être difficile, précise Gabriel Afonso, étant donné qu’ils changent complètement d’apparence une fois adultes.

Pour les humains, l’océan peut apparaître comme une simple couche de bleu, observe l’ichtyologiste. Sans la plongée, les chercheurs passeront à côté de nombreuses interactions comme celles-ci qui surviennent sous la surface. « Il y a beaucoup de complexité là-bas », conclut-il.