Trouble dissociatif de l’identité : comment vivre à plusieurs dans un même corps ?
Les premières descriptions de dissociation apparaissent à la fin du 19ᵉ siècle. À la Salpêtrière, le neurologue Jean-Martin Charcot étudie des cas dits « d’hystérie » chez des patientes ayant subi des traumatismes physiques ou sexuels pendant l’enfance. Son élève, le médecin et psychologue Pierre Janet, formalise ensuite la théorie de la dissociation. Selon lui, face à un choc psychique, la conscience se fragmente pour se protéger.
Outre-Rhin, Freud partage d’abord cette approche selon laquelle les troubles psychiques trouvent leur origine dans des expériences réelles de violence ou d’abus vécus durant l’enfance, avant de l’abandonner au profit du complexe d’Œdipe. Au 20ᵉ siècle, l’intérêt pour les troubles dissociatifs décline. La psychiatrie les considère avec scepticisme et les patients cessent d’être pris au sérieux.
Le trouble refait surface dans les années 1970, dans un contexte de libération de la parole sur les violences sexuelles et de montée du mouvement féministe. Plusieurs cas cliniques marquants sont alors publiés, dont celui de Sybil en 1973. Il faudra attendre 1980 pour que le trouble soit officiellement reconnu dans le DSM-III, manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux, sous le nom de trouble de la personnalité multiple. Depuis 1994, on lui préfère l’appellation de trouble dissociatif de l’identité.
Aujourd’hui, on estime que 1 à 1,5 % de la population vivrait avec plusieurs alters, aussi bien des femmes que des hommes. Pourtant, le trouble demeure largement sous-diagnostiqué et controversé, malgré sa reconnaissance officielle. En France, selon une enquête menée par la psychiatre et chercheuse clinicienne Coraline Hingray, moins d’un psychiatre sur cinq se dit convaincu de son existence. Les autres affirment ne pas y croire, douter ou ne pas savoir.
UN TROUBLE MÉCONNU ET SOUS-DIAGNOSTIQUÉ
Elle s’appelle Émilie Gardner, elle a quarante-et-un ans et exerce le métier de thérapeute en Belgique. En 2023, après des années d’errance médicale, le verdict est enfin tombé : Émilie est atteinte d'un TDI. « J’ai toujours su [que j’étais différente] mais je l’ai toujours rejeté », reconnaît-elle. Longtemps, les trous de mémoire et l’amnésie ont entretenu la confusion, retardant la compréhension de son trouble. La jeune femme est également autrice et raconte aujourd’hui son parcours dans le livre Des fourmis dans ma tête, consacré à la prise de conscience et à l’acceptation du TDI.
Chez les personnes atteintes de ce trouble, le diagnostic arrive souvent très tard, voire jamais. « Le sous-diagnostic n’est pas majeur, il est massif », insiste Coraline Hingray, qui enseigne également la psychiatrie à Nancy. Au début de sa carrière, il y a une quinzaine d’années, la psychiatre a suivi des patientes souffrant de crises fonctionnelles dissociatives, souvent liées à des traumatismes anciens, notamment des violences sexuelles. Ce n’est que plus tard que la spécialiste a compris que certaines d’entre elles présentaient une dissociation plus profonde, relevant du TDI, qu’elle n’avait pas su reconnaître, faute de formation. « Je ne le voyais pas alors que j'avais ces patientes sous les yeux », confie-t-elle.
La psychiatre se souvient particulièrement de l’une d’entre elles. « Elle m’a évoqué avoir subi de l’inceste, elle et sa sœur jumelle, dans le même lit. Et elle m’a dit : "ce n’était pas si grave parce que je n’étais pas là". [Elle expliquait] avoir la capacité, [au moment des faits], d’être ailleurs, au bord d’une rivière, à sentir le soleil sur sa peau », raconte la professeure. En 2024, Coraline Hingray a fondé la Maison de la Résilience, à Nancy, un centre d'expertise dédié au diagnostic et à la prise en charge des violences sexuelles et des troubles dissociatifs.
En 2023, seuls 183 patients ont été diagnostiqués avec un TDI en France, un chiffre très faible au regard des estimations scientifiques. Plusieurs facteurs expliquent ce sous-diagnostic. « Il y a d’abord un problème de formation », souligne la Professeure Hingray, dont l’étude révèle que plus de 60 % des psychiatres estiment ne pas avoir été suffisamment formés aux troubles dissociatifs.
« Le TDI est très caméléon ; il peut prendre l’allure d’à peu près tous les troubles psy possibles et imaginables », poursuit-elle. Enfin, beaucoup de personnes qui en sont atteintes préfèrent taire leurs symptômes, par peur d’être jugées ou de ne pas être crues, après avoir déjà subi de nombreux discrédits autour de leur trouble.
Le trouble dissociatif de l’identité est souvent confondu avec la schizophrénie. Pourtant, les deux pathologies sont très différentes. « Dans le TDI, les voix sont intérieures, compréhensibles et cohérentes. Les identités pensent et discutent entre elles. Dans la schizophrénie, les voix proviennent de l’extérieur, parfois d’objets, et peuvent être incompréhensibles ou très menaçantes. Ce n’est pas du tout la même chose », explique Émilie. De plus, contrairement à la psychose, « dans le TDI, les hallucinations somesthésiques sont directement liées aux vécus traumatiques » et « il n’existe pas de mécanisme délirant, d'altération de la réalité », précise Coraline Hingray.
DISSOCIER POUR ÉVITER
« Le but premier de la dissociation, c’est de se protéger », explique la psychiatre, en évitant ses souvenirs, la réalité ou encore ses propres émotions. Ce mécanisme peut se traduire par une déréalisation, une impression que le monde autour de soi n’est plus réel, ou par une dépersonnalisation, le sentiment de se détacher de soi-même. Certaines personnes développent une véritable anesthésie émotionnelle. « Je dois éviter de montrer ce qui se passe, […] donc je mets un masque et je fais comme si tout allait bien », ajoute-t-elle.
Le trouble dissociatif de l’identité trouve le plus souvent son origine dans des traumatismes sévères vécus durant l’enfance. Lorsqu’une personne subit un traumatisme, son cerveau réagit en activant plusieurs mécanismes de survie. « Le cerveau débranche la partie intellectuelle pour laisser place à la partie survie », explique Coraline Hingray. Ces réactions sont regroupées sous le nom des « cinq F » : fight (se battre), flight (fuir), freeze (se figer), fawn (apaiser) et faint (s’évanouir).
Lorsque ces mécanismes se répètent dans l’enfance, à un âge où le cerveau et l’identité ne sont pas encore totalement formés, ils s’installent durablement. L’enfant apprend à survivre en fragmentant ses réactions, qui deviennent peu à peu des parties de soi indépendantes. « Certaines possèdent un véritable sens de soi, avec un âge, parfois un prénom, une vision du monde, des pensées propres », explique-t-elle. « D’autres sont beaucoup plus pauvres. [Elles contiennent] le souvenir d’un ou plusieurs événements traumatiques, ou vont juste être une réaction réflexe ou une émotion ».
Émilie affirme avoir quatorze alters « conscientisés ». Hôte du système, elle prend le plus souvent le contrôle du corps mais rejette toute idée de hiérarchie. « On a tous la même importance. Je ne suis pas la cheffe, je ne contrôle pas le système », insiste-t-elle. « Cette grande famille » est organisée selon l’âge, le rôle ou la charge émotionnelle. « La plus jeune a trois ans et le plus vieux environ cinquante, c’est un homme », souligne-t-elle.
Certains alters sont des parties "ressources", qui aident et portent peu de traumatismes, tandis que d’autres en sont profondément marqués. « Dans ce trouble, il y a beaucoup d’amnésie des traumatismes. C’est vraiment compartimenté entre les identités. Moi, j’ai des morceaux, des brides de souvenirs, mais pas tout le contexte. Chaque groupe fait peur à l’autre. C’est difficile pour les parties "ressources" de supporter la charge émotionnelle de celles qui portent les traumatismes », poursuit Émilie.
Dans le TDI, toutes les parties du soi ne fonctionnent pas de la même manière sur le plan cérébral. Certaines, porteuses du traumatisme, restent en hyperactivation limbique. Leur zone limbique qui gère les émotions et la peur demeure en mode danger. D’autres, au contraire, sont déconnectées du ressenti émotionnel. La zone limbique s’éteint tandis que le cortex rationnel impliqué dans la réflexion et le contrôle prend le relais. « On peut alors raconter ses traumatismes avec une totale indifférence, comme si l’on lisait une liste de courses », explique la Professeure Hingray. « C’est dans ce mode-là qu’on peut travailler, être [parent] et vivre sans être perturbé par les émotions car elles sont physiologiquement éteintes ».
UNE IDENTITÉ AUX MULTIPLES FACETTES
Lorsqu’une identité prend le relais sur une autre, on parle d’un "switch". Il peut être déclenché par une émotion, une sensation ou un élément extérieur comme « une odeur, un lieu ou un mot », précise Coraline Hingray. Le cerveau fait alors appel à la partie la plus adaptée pour faire face ou se protéger dans une situation donnée. À ce moment-là, « soit je ne sens rien parce que c’est très lent à venir, […] soit c’est hyper violent, hyper rapide et je suis dégagée. Je tombe en amnésie en une fraction de seconde », explique Émilie.
« Si c’est une partie non traumatique [qui arrive], ce sera moins douloureux dans le corps. Si c’est une partie traumatique, j’aurai son contenu émotionnel et corporel. Je peux d’un coup me sentir angoissée, effrayée, sans savoir pourquoi », poursuit-elle. Lors d’un "switch", « la réalité s’effrite » et des sensations physiques peuvent apparaître. Émilie décrit notamment des acouphènes et des fourmillements dans la tête.
Elle estime que seulement six identités peuvent "fronter", c’est-à-dire prendre le contrôle. « Il y a parfois des alters qui "frontent" et me dérangent », confie la jeune femme. C’est le cas de Nicolas, qui porte le traumatisme de son passage en hôpital psychiatrique et cherche souvent à fuir. « Il y a trois semaines, j’étais en grande détresse mentale […] et je me suis retrouvée en pleine nuit à Calais, à une heure et demie de chez moi », raconte-t-elle.
Son trouble ne l’empêche toutefois pas d’exercer son métier de thérapeute. « Dans le système, je suis la seule à pouvoir [travailler], avec une deuxième identité qui me remplace l’été […] et qui me ressemble trait pour trait ». De mi-juin à mi-septembre, Émilie tombe en effet dans une amnésie totale. Cette période correspond aux vacances d’été de son enfance, marquées par des traumatismes. « Le système m’a protégée de ce vécu traumatique », explique-t-elle. D’autres alters peuvent également prendre le relais pendant l'été comme Nath, une jeune femme de trente-deux ans. « C’est cette même alter qui a passé le permis moto, sans que je m'en souvienne. En un mois et demi, elle a eu le code et la conduite. Je me suis retrouvée en septembre avec un permis, une moto et les compétences pour la conduire, sans savoir comment j’avais appris ».
En thérapie, comme l’explique Coraline Hingray, l’objectif n’est pas forcément de fusionner les différentes parties de soi. « Mon but, c’est que le patient puisse vivre, fonctionner au quotidien et être heureux. Des parties peuvent persister si elles sont maîtrisées, conscientisées, adaptatives et n’entraînent pas d’amnésie, car elles communiquent entre elles », explique la spécialiste. Les fusions, lorsqu’elles se produisent, sont rares et fragiles. À l’inverse, un "split" peut survenir en cas de retraumatisation ou de forte souffrance émotionnelle. « C'est vraiment comme des pièces de puzzle qui ne peuvent plus s'assembler », souligne Émilie. Dans son cas, le travail de l’hypnothérapeute vise à améliorer la communication entre les alters, à apaiser le système nerveux et à renforcer la capacité des parties non traumatiques à accueillir les souvenirs douloureux.
Longtemps tabou, le TDI suscite aujourd’hui un intérêt croissant, notamment sur les réseaux sociaux où de plus en plus de personnes témoignent de leur vécu. Mais malgré cette nouvelle visibilité et sa reconnaissance officielle, les patients restent souvent stigmatisés et leur parole mise en doute. « On est des millions sur Terre à être atteints du TDI. Ça suffit de fermer les yeux là-dessus. Dire que ça n’existe pas, je pense que ça ne tient plus, c’est fini », conclut Émilie.