La dernière éléphante captive d’Argentine vient d'être libérée

Par une chaude journée de juillet, Kenya l’éléphante était en train de prendre tout son temps pour sortir de sa caisse de transport et rejoindre son nouveau foyer. Au bout d’une demi-heure, l’éléphante africaine de six tonnes a fini par en sortir. Elle s’est ébrouée pour chasser la poussière, a inspecté brièvement les environs, puis s’est roulée sur un monticule de terre rouge.
« Elle l’a fait comme une petite fille », raconte Juan Ignacio Haudet, directeur de la biodiversité et de l’écoparc de Mendoza, en Argentine. C’était la première fois en trois ans de travail auprès d’elle qu’il la voyait folâtrer, se baigner tout entière ou même prendre du plaisir à se nourrir.
Kenya était la dernière éléphante captive d’Argentine. Elle est arrivée au Sanctuaire mondial des éléphants, au Brésil, l’unique sanctuaire pour éléphants d’Amérique du Sud, après plusieurs mois de préparation à sa réinsertion à l’Ecopark Mendoza, où elle avait passé ses quarante années de vie en captivité.
Sa libération plus tôt cette année a été rendue possible par une loi argentine datant de 2016, adoptée sous la pression croissante de l’opinion publique et grâce au plaidoyer d’associations de défense des animaux, imposant la fermeture des zoos du pays, leur transformation en écoparcs et le transfert des animaux exotiques dans des sanctuaires ou dans des centres de sauvetage.
L’équipe qui a voyagé avec Kenya jusqu’au Brésil a raconté qu’elle est arrivée au sanctuaire en barrissant ; c’était comme si son entrée triomphale marquait la fin de 136 années de captivité pour les éléphants du deuxième plus grand pays d’Amérique latine.
UN VOYAGE LONG DE PLUSIEURS ANNÉES
Le chemin pour en arriver là a été difficile.
Pelusa, une éléphante d’Asie (Elephas maximus), a été la toute première d’Argentine à être sélectionnée pour être transférée. Comme Kenya, elle a passé sa vie entière seule, bien que ce fût au zoo de La Plata. Mais Pelusa est morte en 2018 à l’âge de 52 ans, quelques jours seulement avant son transfert vers le Sanctuaire mondial des éléphants.
Mais ce ne fut pas le seul décès enregistré. Merry, une éléphante d’Asie vivant dans un zoo privé et dressée très jeune pour se produire dans un cirque, est morte la même année à l’âge de 50 ans. En 2024, en attendant les permis internationaux nécessaires à son transfert et à son voyage transfrontalier, Kuky est morte à 34 ans seulement. Et quelques semaines à peine avant le voyage de Kenya cette année, Tamy, un mâle de 55 ans qui avait déjà terminé son processus de réinsertion, est mort également.
Dans la nature, l’espérance de vie d’un éléphant en bonne santé est de 60 à 70 ans, mais cette moyenne change considérablement pour les éléphants contraints à la captivité. Selon Tomás Sciolla, directeur de l’Equity Sanctuary à la Fondation Franz-Weber, les décennies que Kenya a passées en captivité ont fait des dégâts graduels mais persistants : problèmes aux jambes en raison du manque de mouvements, fonte musculaire, troubles intestinaux et atteintes hépatiques.
« Les hivers sont très froids, les étés sont très chauds, et l’espace dont nous disposions était limité et le sol était dur », explique Juan Ignacio Haudet au sujet des conditions qui régnaient au zoo Mendoza, qui a fermé en 2016 et est devenu l’Ecopark, un centre conçu spécifiquement pour protéger les espèces autochtones en danger d’extinction sans les mettre en captivité. « Nous ne disposions par des installations, ni du budget, pour fournir les soins spécialisés et intensifs dont les éléphants ont besoin. »
En 2008, Leandro Fruitos, membre du conseil du futur Écopark Mendoza, a commencé à recueillir des signatures pour faire fermer le zoo. En tant que représentant de la Fondation Franz-Weber, association à but non lucratif ayant orchestré le transfert de tous les éléphants d’Argentine, il a assuré les échanges avec le gouvernement de Mendoza et les institutions internationales afin d’obtenir des permis ; ceux-ci avaient expiré quatre fois pour deux autres éléphants, et trois fois en ce qui concerne Kenya, en raison de ce qu’il appelle des « caprices politiques ».
Le zoo de Mendoza est interdit d’accès au public depuis sa fermeture. Ces dix dernières années, plus de 1 500 animaux exotiques du zoo ont été transférés vers des sanctuaires et des centres de sauvetage en Argentine et à l’étranger, un effort lent mais constant qui a permis aux pensionnaires restants de bénéficier de plus de d’espace et de meilleures conditions de vie, notamment d’un suivi de santé permanent afin de garantir le bien-être des animaux.
Plusieurs autres zoos argentins ont également été convertis en écoparcs depuis 2016, bien que le processus nécessite à la fois du temps et des financements importants.
L’arrivée de Kenya, qui a rejoint l’éléphante d’Asie Mara et l’éléphant d’Afrique Pupy, des animaux d’autres zoos d’Argentine entrés au sanctuaire brésilien en 2020, témoigne d’années de lutte, de patience et de deuil. Sa première roulade dans la terre rouge n’était pas qu’un moment de liberté, c’était aussi un hommage à ceux qui ne sont jamais arrivés.
COMMENT CES ÉLÉPHANTS RÉAPPRENNENT À FAIRE CONFIANCE
Selon Scott Blais, fondateur du Sanctuaire mondial pour les éléphants, les éléphants de l’âge de Kenya sont porteurs de blessures psychologiques impossibles à effacer. Il explique que beaucoup ont été victimes d’« éliminations sélectives », une pratique courante au 20e siècle qui voyait des chasseurs abattre des éléphants adultes depuis des hélicoptères.
« Dans certains cas, ils attachaient les éléphanteaux à la patte de leur mère morte ou mourante, puis les plaçaient dans une caisse », se souvient-il. Ces petits étaient ensuite expédiés par des braconniers ou par des trafiquants d’animaux à des zoos et à des cirques du monde entier, condamnés à une vie en captivité sans régime alimentaire adapté, ni espace suffisant pour se mouvoir, ainsi qu’il l’explique.
On ignore si Kenya a vécu le fait d’être arrachée à sa mère comme une tragédie, mais elle n’avait que quatre ans, en 1984, quand elle fut achetée et amenée à Mendoza à la suite d’un accord avec Tierpark Berlin, un zoo allemand. On l’a alors placée dans un enclos avec un autre éléphanteau mort d’une pneumonie peu après. À partir de là, elle a vécu dans la solitude ; seule éléphante africaine du zoo de Mendoza, membre solitaire d’une espèce profondément grégaire.
Mais la vétérinaire Johanna Rincón, de la Fondation Franz-Weber, trouve de l’espoir dans cette tristesse. « Il y a une tendance à penser qu’il est difficile de gagner la confiance de ces animaux, mais ils sont si brisés qu’il est facile de la développer », explique Johanna Rincón, qui a participé aux transferts de Kenya, de Mars, et de Pupy et qui a également contribué aux bilans de santé de Kuky et de Tamy.
Johanna Rincón a appris à interpréter chacun des gestes de Kenya.
« Avec les autres, je ne voyais que leur trompe ; avec Kenya, j’ai appris à voir son regard, explique-t-elle. Il faut leur montrer que vous les comprenez et que vous allez établir une relation respectueuse. »
Un autre obstacle est de faire en sorte que les éléphants reconnaissent leur caisson de transport comme un lieu sûr. Là, ils reçoivent de la nourriture, de l’eau et des soins. Le caisson comporte un système de retenue semblable à une ceinture de sécurité conçu pour les maintenir à l’aise.
Mais ils doivent comprendre que c’est une situation temporaire bien que stressante. La fermeture du caisson est souvent l’un des moments les plus tendus, car l’animal peut s’effrayer ou s’énerver et potentiellement retarder le processus tout entier.
Cependant, Kenya a bien réagi ; elle a accepté la captivité temporaire et a supporté le voyage de cinq jours jusqu’au Brésil sans difficulté majeure.
Scott Blais décrit Kenya comme « une éléphante très sensible et expressive » qui, au début de son entraînement, souffrait d’un « profond manque d’assurance, visible dans sa façon d’approcher craintivement les humains et d’interagir avec eux. » Il confie observer sa transformation avec admiration, même si ce n’est que le début.
KENYA ET L’AVENIR DES AUTRES ÉLÉPHANTS CAPTIFS
Désormais, Kenya se lie avec sa voisine Pupy, fait travailler ses muscles plus que jamais en gravissant des collines et en abattant des arbres au sein de son habitat. Elle se roule dans la boue et dans l’herbe, ce qui non seulement lui apporte de la joie, mais l’aide également à améliorer la santé de ses pieds, car cela exfolie les peaux mortes de son corps.
« Nous voyons les différentes couches de traumatismes commencer à se dénouer », se réjouit Scott Blais.
Tomás Sciolla espère que l’histoire de Kenya inspirera d’autres pays. Des zoos dans toute l’Amérique du Sud et même en Suisse ont déjà exprimé de l’intérêt pour répliquer l’expérience argentine pour le transfert de leurs éléphants. « Les éléphants ne devraient pas vivre en captivité, Tomás Sciolla. Ce n’est pas de la conservation. »
Juan Ignacio Haudet, directeur de l’Ecopark Mendoza, entend souvent des visiteurs déçus du zoo, qui voulaient que ces enfants voient ces éléphants.
« Les gens doivent comprendre que ce qu’ils ont vu au zoo n’était pas un éléphant ; c’était juste l’apparence d’un animal avec une trompe, des oreilles et des jambes… mais il ne se comportait pas comme un éléphant, ne mangeait pas comme un éléphant, ne vivait pas comme un éléphant, explique-t-il. À chaque petite étape, Kenya nous apporte de la joie et nous montre que c’est la voie à suivre ; qu’elle était le dernier éléphant en captivité en Argentine, et qu’il n’y a pas de retour en arrière. »