La marche à travers l’histoire : comment elle a façonné l’humanité

Bien avant que le cerveau ne se développe ou que les premiers outils ne soient inventés, nos ancêtres se tenaient déjà debout. Des fossiles d’australopithèques, âgés de trois millions et demi d’années, témoignent d’une bipédie déjà avancée, tandis que Sahelanthropus tchadensis, découvert au Tchad, aurait probablement marché sur deux jambes il y a près de sept millions d’années.
Il y a environ deux millions d’années, Homo erectus perfectionne cette posture et devient capable de parcourir de longues distances. C’est à cette époque que commencent les premières grandes migrations humaines, motivées à la fois par les contraintes climatiques et matérielles, mais aussi par la curiosité et l’imagination. Peu à peu, les différentes espèces humaines ont ainsi conquis de nouveaux territoires… en marchant.
Depuis, plus qu’un simple moyen de se déplacer, la marche n’a cessé d’accompagner l’humanité, lui permettant d'abord de survivre, puis de mieux vivre, de travailler, de contester, de prier ou encore de penser. Elle demeure aujourd’hui une manière de se relier au monde, malgré la sédentarité et la motorisation de nos sociétés.
MARCHER, AU CŒUR DE LA CONDITION HUMAINE
« Je suis reparti marcher, mais j’ai emporté avec moi, en quelque sorte, ce que j’étais devenu : un historien », raconte Antoine de Baecque, professeur d’histoire du cinéma à l’ENS. La redécouverte dans l’appartement familial de carnets de marche rédigés à l’adolescence a ravivé chez ce professeur une passion ancienne, née de son enfance dans le Vercors et jamais vraiment éteinte. De ce retour sur les chemins et de cette plongée dans leur passé sont nés plusieurs ouvrages, dont Une histoire de la marche, publié en 2016. Pour l’historien, « la marche, c’est presque un sujet sans histoire ». L’homme a toujours marché et continuera à le faire, mais ce sont plutôt les manières de marcher qui évoluent et qui, elles, ont une histoire.
David Le Breton, anthropologue et sociologue, professeur à l’université de Strasbourg et auteur notamment de Éloge de la marche et de Marcher la vie : Un art tranquille du bonheur, rappelle que « la condition humaine est née de la bipédie, du redressement des premiers humanoïdes, qui a libéré les mains et le visage », ouvrant la voie à l’inventivité, au langage, à la culture et à la reconnaissance entre les hommes.
Tout ce qui nous caractérise en tant qu’êtres humains est né de cette aptitude à marcher. Ce mouvement de redressement a également transformé en profondeur notre rapport au monde. « La bipédie a permis aux premiers humains de voir, de percevoir les dangers, les menaces animales ou venant des autres groupes humains, et donc d’être moins vulnérables à l’environnement », précise le sociologue.
À l’origine, marcher était une condition de survie. « La marche est aux sources de l’histoire, dans la mesure où le nomadisme a constitué l’un des modes de vie essentiels des hommes sur Terre », explique Antoine de Baecque. Ressources, climat et besoins vitaux ont « déterminé toute une série de conditions historiques qui ont mis une partie de l’humanité en marche », poursuit-il. Pour l’historien, le passage à la bipédie n’a pas seulement été une évolution biologique mais a marqué le début d’un processus historique, où « la marche a contribué à façonner des civilisations, des modes de vie et des croyances ».
SUR LES CHEMINS DES PEUPLES MARCHEURS
Pendant des siècles, certains métiers étaient indissociables de la marche. Par exemple, entre le Moyen Âge et le 19ᵉ siècle, les colporteurs parcouraient villes et villages pour écouler leurs marchandises, tandis que les compagnons, ouvriers qualifiés, effectuaient à pied leur Tour de France pour apprendre auprès de différents maîtres. Les maçons, surtout originaires des Alpes et du Massif central, allaient quant à eux de chantier en chantier à la recherche de travail.
La marche, inséparable de ces professions, ainsi que de celles des bergers ou des soldats, « déterminait à la fois leurs itinéraires, leurs manières de [se déplacer], et la possibilité [même] de les exercer ». Antoine de Baecque explique que « la plupart de ces métiers marcheurs ont ensuite disparu avec l'arrivée de moyens de circulation beaucoup plus rapides et efficaces », comme le train qui se généralise à la fin du 19ᵉ siècle, puis l’automobile au 20ᵉ siècle.
Autrefois, marcher n’était pas seulement une nécessité liée au travail, mais aussi un acte de foi. Les pèlerinages, présents dès l’Antiquité dans toutes les grandes religions, en sont l’une des plus anciennes expressions.
Des processions grecques et romaines aux pèlerinages médiévaux vers Saint-Jacques-de-Compostelle, en passant par le hajj, le pélerinage vers La Mecque instauré au 7ᵉ siècle, la marche a servi à éprouver le corps et la foi. « Se déplacer pour voir les reliques d’un saint, c’est d’une certaine manière partager sa souffrance et son martyre en s’imposant une épreuve : celle de longs pèlerinages, parfois difficiles, notamment en montagne. Cette tradition de la marche, essentielle, [s’accompagne] elle aussi de chemins, de rites et d’une organisation [précise] », explique Antoine de Baecque.
Toutes ces traditions marcheuses ont façonné de véritables organisations de l’espace : chemins balisés, guides, gîtes, auberges et lieux d’accueil permettant aux voyageurs de faire halte. « Il y a toute une infrastructure de la marche, et c’est peut-être cela qui permet à l’historien d’en écrire l’histoire », observe-t-il.
UN GESTE POLITIQUE
Selon Antoine de Baecque, la marche est souvent « un geste politique », pouvant relever « soit de la conquête, soit de la stratégie d’évitement ». Par exemple, la marche des chemises noires de 1922 en Italie illustre une marche de conquête vers Rome, tandis que la Longue Marche maoïste en Chine, entre 1934 et 1935, fut d’abord un contournement et une fuite, avant de se transformer en victoire. Mais marcher peut aussi être un geste pacifiste. L’historien précise que l’on retrouve cette dimension « dans la tradition américaine des marches pour les droits civiques », ou encore « en Inde avec Gandhi qui a même théorisé le pacifisme à travers l’acte de marcher ».
Le professeur explique que la puissance politique de la marche tient d’abord au fait qu’elle soit un geste dynamique, à l’opposé de l’inertie. « C’est une manière de se mettre en action, d'autant plus efficace, notamment face aux mesures de répression, qu'elle est à la fois entêtée, [et] désarmée », souligne-t-il. Marcher est ainsi perçu comme une forme d’expression collective et de contestation.
« Les marches politiques ramènent les participants à leur simple personne. […] Dans une manifestation, on expose sa vulnérabilité face à une répression éventuelle. Dans la foule, on est un homme ou une femme parmi d’autres, et c’est en étant ensemble que l’on transforme cette fragilité en force », avance David Le Breton. Selon lui, la marche revendicative « affirme une opinion de manière tangible, visible et auditive, [car] elle bouleverse l’organisation du lien social, en paralysant les rues qui sont empruntées, en bloquant la circulation routière ou les transports en commun, et en mobilisant la police et les médias ».
« Il existe toute une tradition marcheuse, profondément politique, qui a même inspiré certains mouvements contemporains », poursuit Antoine de Baecque, en référence notamment au parti d’Emmanuel Macron, En Marche. Ici, la marche est reprise de façon métaphorique et renvoie symboliquement à l’idée de mouvement collectif, de dynamisme et d’émancipation.
DE LA NÉCESSITÉ AU CHOIX
À la fin du 19ᵉ siècle, la marche cesse d’être une nécessité imposée par le travail ou l’absence de moyens de transport pour devenir une activité choisie, tournée vers le loisir. À cette époque, « naît le désir de marcher pour le simple contentement du corps et pour le plaisir d’être avec les autres », explique Antoine de Baecque. Les premiers marcheurs de loisir, les excursionnistes, en font à la fois « un geste politique et une forme d’organisation collective », souligne l'historien.
Ces excursions rassemblent « d'importantes foules, toutes mises sur un même pied d’égalité, [sans] hiérarchie ni entre-soi ». Selon lui, elles constituent aussi « un acte d’émancipation » : en s’affranchissant des clubs alpins, jugés trop élitistes, les marcheurs créent leurs propres sociétés de randonnée. Trois grands clubs marquent la naissance de la randonnée moderne en France : le Touring Club, à la fin du 19ᵉ et au début du 20ᵉ siècle, les scouts dans le premier tiers du 20ᵉ siècle, puis les auberges de jeunesse dans les années 1920-1930. Avec l’instauration des congés payés par le Front populaire en 1936, la marche s'étend progressivement à l'ensemble de la société. « Tout d'un coup, il y a un temps qui va être dédié à la marche, [celui] des vacances et notamment de l'été », explique Antoine de Baecque.
« À partir des années 1960, la voiture s’est emparée de nos sociétés, a réorganisé nos villes et l’espace tout entier, et a rendu la marche de moins en moins propice », souligne David Le Breton. À cette époque, « la marche était plutôt disqualifiée », poursuit-il, avant de réapparaître « comme une forme de résistance, un retour aux sources, vers la fin des années 1990 ». Selon le sociologue, ce renouveau traduit le besoin de rompre avec une « humanité assise » et de redonner au corps la possibilité de s’épanouir, de respirer et de ressentir le monde.
Aujourd’hui, dans un monde sédentaire et motorisé, Antoine de Baecque estime que « marcher est un choix », qui est largement partagé. En 2020, environ 21,8 millions de personnes âgées de quinze ans et plus déclarent pratiquer la marche ou la balade au moins une fois par semaine. Sous l’effet de l’urbanisation, de la digitalisation et de la baisse de l’exercice physique, les motivations sont multiples, qu’elles soient liées à la santé, à l’environnement ou au besoin de ralentir. Aux yeux de David Le Breton, « la marche est une forme de résistance, un retour au corps, au sens, à la lenteur, à la conversation, à la curiosité envers le monde environnant, la civilité… ».