Comment Louis Braille a inventé un système d’écriture révolutionnaire

Où serions-nous sans l’écriture ? Depuis ses origines, il y a 5 000 ans dans l’ancienne Mésopotamie, l’histoire de l’écriture fait écho à celle de l’humanité. Les Grecs et les Romains ont développé des alphabets uniques, les Chinois des caractères complexes et, aujourd’hui, nous lisons des romans, des journaux et des posts sur les réseaux sociaux. Pilier de la civilisation humaine, l’écriture est fondamentale à l’application de la loi, à la connaissance et à la culture. Cependant, les aveugles ont dû attendre le 19e siècle pour y avoir accès.
Entre 1824 et 1825, Louis Braille a créé un système de points saillant représentant des lettres, que l’on pouvait lire au toucher. D’abord ignorée, son invention sera universellement adoptée au 20e siècle, ouvrant les portes d’un nouveau monde de connaissances pour les malvoyants. Au cours d’un discours délivré à la Sorbonne à l’occasion du centième anniversaire de la mort de Louis Braille, Helen Keller a dit : « Nous, les aveugles, sommes autant redevables à Louis Braille que l’espèce humaine l’est à Gutenberg ».
UN ACCIDENT QUI A CHANGÉ SA VIE
Petit dernier d’une fratrie de quatre enfants, Louis Braille naquit en 1809, dans le village de Coupvray à 45 kilomètres de Paris. Son père, Simon-René, était sellier de métier, un commerce encore en demande à l’époque. La famille vivait confortablement et cultivait également des vignes pour en faire du vin. Ils disposaient d’un four à pain, un luxe pour l'époque que l’on peut aujourd’hui voir dans leur maison, devenue le musée Louis Braille dans les années 1950. La pièce maîtresse de cette exposition est l’atelier de travail du cuir, où le petit Louis eut un accident qui lui coûta la vue, changeant à jamais sa destinée et le cours de l’Histoire.
Âgé de trois ans, Louis était un enfant curieux. Un jour, il se faufila dans l’atelier de son père alors que personne ne s’y trouvait, et joua avec les outils qu’il observait souvent dans les mains des adultes. Quand il tenta de percer un trou dans le cuir avec un poinçon, l’outil dérapa et creva son œil. Cette blessure terrible causa une infection qui se répandit à ses deux yeux, le rendant aveugle à l’âge de cinq ans ; les antibiotiques n’avaient pas encore été inventés.
Ses parents en détresse ne voulaient pas que le sort de leur fils fût scellé par sa condition à une époque où les malvoyants étaient traités comme des sous-hommes, souvent tournés en ridicule à cause de leur handicap. Dans les rues françaises, ils étaient vêtus de tenues ridicules, où en étaient réduits à mendier. L’éducation scolaire publique n’était pas encore obligatoire en France, mais les parents de Louis comprenaient l’importance de l’alphabétisation. Pour venir en aide à son fils, Simon-René enfonça des clous sur un panneau en bois qui représentaient les lettres de l’alphabet et un homme d'église, l’abbé Jacques Palluy, commença à instruire Louis Braille.
À sept ans, il fut scolarisé à l’école locale, où il était le seul élève aveugle. Son enseignant fut frappé par son intelligence et sa joie de vivre, des traits de personnalité qui furent admirés par les proches de Louis Braille tout au long de sa vie. Quelques années plus tard, il obtint une bourse d’étude pour continuer son éducation à l’Institution royale des jeunes aveugles, la première école du monde pour les malvoyants, qui existe encore aujourd’hui sous le nom d’Institut national des jeunes aveugles, INJA. Il en était le plus jeune étudiant, à dix ans.
Le plus étonnant fut l’approbation de sa famille proche, qui le laissa quitter la maison. « Sa mère et son père auraient très bien pu le garder au village », explique Farida Saïdi-Hamid, conservatrice du musée Louis Braille. « Sans le savoir, ils ont forgé sa destinée. » Ce soutien familial a été une constante dans la vie de Braille, et il continua de revenir à Coupvray pour s’y reposer et s’y ressourcer tout au long de sa vie.
UNE CHANCE D’APPRENDRE
Fondée par l’éducateur avant-gardiste Valentin Haüy, l’institution était révolutionnaire, tant dans sa méthodologie que dans son approche. Les élèves apprenaient une variété de sujets académiques et d’activités manuelles. Haüy avait trouvé un moyen d’embosser les livres avec des lettres saillantes que les enfants pouvaient lire du bout des doigts, non sans mal. L’école a été un lieu aussi salvateur que funeste pour Braille ; il y attrapa probablement la tuberculose qui lui coûta la vie.
Le bâtiment, situé dans le quartier Latin, le centre de la vie étudiante parisienne, était vétuste, humide et délabré. Au cours de la Révolution française, il servit de prison. Malgré ces conditions désastreuses, et des punitions parfois sévères réservées aux élèves qui enfreignaient les règles, Louis Braille s'épanouissait, se faisant des amis et excellant dans ses études. Les enseignants étaient sensibles à son intelligence remarquable et ses qualités spirituelles. Son ami Hippolyte Coltat écrivit plus tard : « Une amitié avec lui était un devoir consciencieux, emplie d’un tendre sentiment. Il aurait tout sacrifié pour elle, son temps, sa santé, ses possessions. »
LA RÉVÉLATION
L'idée lui vint en 1821. Le capitaine Charles Barbier, un officier d’artillerie, avait trouvé un moyen pour l’armée française d’écrire la nuit pour qu’elle transmette et mette en œuvre les ordres sous couvert de l’obscurité. Convaincu des mérites de son invention pour les aveugles, Charles Barbier transforma ce code en un système basé sur la phonétique qu’il présenta aux étudiants. Il comportait des défauts linguistiques, la sonographie réduisait le langage aux sons, on ne pouvait donc épeler les mots avec précision et il n’existait pas de ponctuation. Mais Braille eut une illumination : un système basé sur des points s’avérerait une méthode facile et efficace pour que les malvoyants puissent lire et écrire.
Il passa les quatre années suivantes à créer le code qu'il imaginait. Au sein de l’Institution, il faisait des nuits blanches après la fin des cours ; en vacances, de retour chez sa famille à Coupvray, les villageois décrivaient un garçon assis sur une colline, armé d’un stylet et d’un papier. À quinze ans, il parvint à créer ce qui deviendrait le braille. Un langage basé sur des cellules de six points arrangés en deux colonnes et trois rangées. Chaque combinaison de points saillants représentait une lettre de l’alphabet. Sa simplicité et sa logique étaient élégantes.
Les élèves de l’école l’adoptèrent rapidement, avec l'autorisation officieuse du directeur, Alexandre-René Pignier. Braille reconnaissait humblement ce qu'il devait à Barbier dans son livre de 1829, Procédé pour écrire les paroles, la musique et le plain-chant au moyen de points, à l’usage des aveugles et disposés pour eux : « Si nous avons mis en avant les avantages de notre méthode sur la sienne, nous devons dire, en tout honneur, que sa méthode nous a donné l’idée de la nôtre. »
LA BATAILLE POUR LE BRAILLE
Malgré les mérites du braille vantés par Pignier et les lettres adressées au gouvernement, le système ne fut pas immédiatement accepté. L’ordre établi, dicté par les voyants, ne tolérait pas le changement et favorisait l’usage uniforme d’un système d’écriture unique.
Braille est devenu enseignant à l’Institution à dix-neuf ans. Il fut diagnostiqué de la tuberculose sept ans plus tard, le menant à prendre de longs congés de convalescence chez lui, à Coupvray. Les machinations politiques de l’école provoquèrent le renvoi de Pignier, dont le remplaçant, Pierre-Armand Dufau, rejeta catégoriquement l’usage du braille. Il alla même jusqu’à brûler des livres et à punir les élèves qui le pratiquait.
Louis Braille continua avec grâce à se battre pour que son nouveau système d’écriture soit accepté. En 1840, il adressa une lettre à Johann Wilhelm Klein, fondateur d’une école pour aveugles à Vienne, montrant ses humbles efforts de persuasion en décrivant une autre de ses inventions, le décapoint, un moyen pour les aveugles et les voyants de communiquer : « Je serais heureux si mes petites méthodes pouvaient être utiles à vos élèves, et si cet exemplaire est à vos yeux la preuve de la haute considération avec laquelle j'ai l'honneur d'être, Monsieur, votre humble et dévoué serviteur, Braille. »
Un moment de reconnaissance arriva finalement en 1844, à l’occasion de l’inauguration des nouveaux locaux de l’école sur le boulevard des Invalides. À ce moment, Pierre-Armand Dufau avait changé d’avis sur le braille, grâce à l’insistance de son directeur adjoint, Joseph Guadet. Après un discours prononcé sur le système de points saillants, les étudiants démontrèrent l'utilité de son usage en transcrivant et en lisant des vers. Guadet écrivit plus tard : « Braille était modeste, trop modeste […] ceux qui l’entouraient ne l'estimaient pas à sa juste valeur […]. Nous étions peut-être les premiers à lui avoir offert la place qu’il méritait aux yeux du public, que ce soit en diffusant son système plus largement dans nos enseignements de la musique, ou en démontrant l’entière signification de son invention. »
LA CONTINUITÉ
Louis Braille ne vit jamais l’adoption universelle du braille. Il mourut le 6 janvier 1852, entouré de ses amis et de son frère. Pas un seul journal ne publia un avis de décès pour l’homme que Jean Roblin, premier directeur du musée Louis Braille, appelait « l’apôtre de la lumière ». Des étudiants levèrent des fonds pour que le sculpteur parisien, François Jouffroy, lui sculpte un buste en marbre basé sur son masque de mort.
En 1878, à Paris, un congrès international pour les personnes sourdes et aveugles proposa une adoption internationale du braille standard. Le braille fut officiellement adopté par les anglophones en 1932 et les efforts d’après-guerre de l’UNESCO unifièrent des adaptations en Inde, en Afrique et au Moyen-Orient. L’héritage de Braille ne saurait être surestimé.
Au centième anniversaire de sa mort, les réalisations de Braille furent finalement célébrées lors d’un hommage national. Sa dépouille fut exhumée du cimetière de Coupvray et transférée au Panthéon, à Paris, là où reposent tous les grands citoyens français. Ses mains restèrent dans une urne décorée de fleurs en céramique sur sa tombe de Coupvray. Le défilé qui eut lieu à travers les rues de Paris vit des centaines d’aveugles, bras dessus bras dessous, certains portant des lunettes de soleil, d’autres se guidant à l’aide de cannes sur les pavées.
Toutefois, deux cents ans après l’invention du braille, la bataille continue. C’est un combat pour préserver non seulement la mémoire de Louis Braille, qui ne fait l’objet que de peu de biographies, mais également l’usage de ce système à l’ère du numérique. De plus en plus d’enfants malvoyants apprennent grâce à des écrans et des programmes audios. Mais des neuroscientifiques avancent que l’écriture est essentielle pour la pensée, la connectivité cérébrale et l’apprentissage. Les bienfaits cognitifs de l’écriture sont fondamentalement importants. Des études ont montré que, lorsqu’une personne aveugle lit le braille par le toucher, le cortex visuel est stimulé.
Avec une pénurie d’enseignants de braille à travers le monde, sa compréhension a largement diminué, et son futur est en péril. Farida Saïdi-Hamid, directrice du musée Louis Braille depuis dix-sept ans, compare la défense du braille à un « combat pour défendre l’intelligence elle-même ». Insistant sur « l’extraordinaire personnalité » de Louis Braille, Farida Saïdi-Hamid déclare qu’« il a toujours perçu son handicap comme une force et non comme une limitation ». Tout comme Louis Braille s’est battu tout au long de sa vie, la lutte pour défendre son héritage doit continuer.