Nagasaki n'était pas la première cible du bombardement atomique américain
À 11h02 le 9 août 1945, une bombe nucléaire était larguée sur la ville japonaise de Nagasaki. À cet instant précis, Kazumi Yamada, jeune livreur de journaux alors âgé de douze ans, finissait sa tournée et s'apprêtait à rentrer chez lui. Plus tôt ce matin-là, ses amis étaient allés nager dans un trou d'eau voisin, mais Yamada avait du travail et ne s'était pas joint à eux. Il a survécu au bombardement de Nagasaki ; ses amis sont morts de leurs blessures peu de temps après.
Un choix aussi banal, nager avec ses amis ou livrer des journaux, ne relève en rien d'une décision de vie ou de mort et pourtant, ce jour-là, c'en était une. Les témoignages du 9 août 1945 à Nagasaki regorgent d'histoires similaires, de vies épargnées de justesse, de coups du sort ayant entraîné la destruction d'un port japonais qui a failli ne jamais être le site de la seconde et dernière attaque nucléaire de l'histoire de l'humanité.
CHOIX DE LA CIBLE
Au printemps 1945, l'armée des États-Unis étudiait plusieurs cibles pour le premier déploiement de la bombe atomique à l'été de la même année. Entre avril et juin, les chefs militaires avaient dressé une longue liste des villes japonaises satisfaisant trois critères : premièrement, la taille, plus de 5 km de diamètre avec une population conséquente ; deuxièmement, une « valeur stratégique élevée », motivée par la présence d'installations militaires ; et troisièmement, elles devaient avoir échappé à la série de bombardements incendiaires menée par les États-Unis dès le mois de mars 1945.
Parmi la poignée de villes qui remplissaient ces critères figuraient Kyoto, Hiroshima, Kokura et Niigata. Fin mai 1945, ces villes étaient devenues les finalistes de cette triste liste, avec Kyoto et Hiroshima comme cibles prioritaires. Les B-29 américains avaient pour ordre de ne pas larguer de bombes incendiaires sur ces deux zones et pour cause, une ville intacte serait une bien meilleure démonstration de la puissance destructrice des bombes atomiques.
VILLE PORTUAIRE
Nagasaki est nichée entre les montagnes sur la côte ouest de Kyushu, l'une des cinq îles principales du Japon. C'est l'une des plus anciennes villes portuaires japonaises et l'une des premières à s'être ouverte au commerce avec l'Occident. Les marchands et missionnaires portugais y ont afflué dès le 16e siècle avec l'espoir d'introduire le catholicisme dans la ville. La religion y est devenue populaire malgré l'opposition exprimée par l'empereur à travers l'expulsion des missionnaires étrangers et la persécution des catholiques locaux. Les fidèles de Nagasaki ont continué à pratiquer leur culte en secret et ce n'est qu'au 19e siècle avec l'ouverture totale du Japon à l'Occident qu'ils ont pu revendiquer publiquement leur foi.
Forte de la qualité de ses infrastructures portuaires et de son histoire de port ouvert sur le monde, Nagasaki a développé une solide industrie de construction navale et s'est transformée en un centre commercial florissant. Pendant la Seconde Guerre mondiale, la ville fabriquait des armes pour l'armée japonaise. Deux usines de munitions y étaient installées : la Mitsubishi Steel and Arms Works et la Mitsubishi-Urakami Torpedo Works.
Malgré la présence d'installations militaires, Nagasaki ne figurait pas sur la liste finale des villes cibles retenues par les États-Unis au mois de mai 1945. Elle apparaissait en revanche sur une liste du mois d'avril mais avait ensuite été écartée. La géographie vallonnée de la ville et la présence d'un camp de prisonniers de guerre en faisaient une cible moins idéale pour la bombe atomique. De plus, les autorités américaines disposaient déjà de quatre villes répondant à leurs exigences.
DERNIÈRE SUR LA LISTE
Puis, au mois de juin, le sort de Nagasaki bascula. Le Secrétaire à la Guerre des États-Unis, Henry Stimson, souhaitait que Kyoto soit retirée de la liste au motif que la ville jouissait d'une importance culturelle bien trop grande aux yeux des Japonais pour être détruite. Pour certains, ce serait plutôt son affection personnelle pour la ville qu'il avait visitée dans les années 1920 et où il aurait passé sa lune de miel qui l'aurait poussé à demander son retrait de la liste auprès du président Harry Truman.
Sa remplaçante ne fut sélectionnée que la veille de l'émission des ordres officiels de frappe. Le 24 juillet 1945, la note manuscrite « and Nagasaki », « et Nagasaki », apparaît sur une ébauche de l'ordre de frappe. La ville fut officiellement ajoutée à la liste le 25 juillet, en quatrième position, tout en bas.
9 AOÛT 1945
Plutôt que de se fier au radar, les bombes atomiques devaient être larguées visuellement et le ciel devait donc être dégagé. Après le bombardement d'Hiroshima le 6 août 1945, les États-Unis avaient programmé la prochaine attaque au 10 août, mais les prévisions faisaient état d'une météo nuageuse, ce qui les força à agir rapidement. Ils avancèrent l'attaque au 9 août, assemblèrent à la hâte la bombe au plutonium « Fat Man » avant de la charger sur le bombardier B-29 Bockscar. La mission décolla de l'île Tinian à 3h47 du matin à destination de Kokura, la cible escomptée.
Également située sur l'île de Kyushu, Kokura avait été sélectionnée, car elle abritait l'immense arsenal de l'Armée impériale japonaise. Bockscar arriva sur Kokura vers 10 h du matin, mais la visibilité sur la ville était faible. À la recherche d'une fenêtre d'attaque à travers les nuages, le bombardier fit trois fois le tour de la ville sans jamais apercevoir clairement Kokura. Vers 10h45, l'équipe abandonna Kokura et mit le cap au sud vers Nagasaki.
Le 9 août, alors que Kazumi Yamada rentrait chez lui après sa tournée, Matsuyoshi Ikeda était avec ses camarades dans leur école primaire, et Sachiko Matsuo s'était réfugiée avec sa famille en dehors de la ville. Plus tôt dans la semaine, son père avait évacué la famille, car il était convaincu qu'une attaque américaine allait se produire. Sachiko et certains membres de sa famille commençaient à s'impatienter dans les collines et voulaient rentrer chez eux, mais le matin leur père avait insisté pour qu'ils restent avant de regagner lui-même la ville pour travailler.
À 11h02, leur matinée fut interrompue par une lumière aveuglante qui inonda le ciel. La bombe au plutonium larguée par les États-Unis venait de libérer plus de 21 kilotonnes de puissance, une puissance monstrueuse qui avait foudroyé Nagasaki et tué pas moins de 70 000 personnes instantanément. Ikeda était l'un des quarante-sept survivants de son école élémentaire ; mille quatre cents élèves furent tués et cinquante autres portés disparus.
Des milliers de personnes allaient trouver la mort dans les jours et semaines qui suivirent, du fait de leurs blessures ou des ravages de l'empoisonnement aux radiations. Le père de Matsuo était l'un d'eux ; elle assista à la perte de ses cheveux et au dépérissement de son corps. Il mourut une semaine après l'attaque.
Les collines qui entourent Nagasaki ont fortement freiné la furie de la bombe en limitant notamment la destruction physique des villages voisins dans la vallée. Les cibles militaires ont été endommagées et détruites, mais les zones civiles proches de l'hypocentre ont été réduites à néant : la bombe a littéralement consumé les habitations, les hôpitaux, les universités, les écoles et des lieux sacrés comme le sanctuaire Sannō ou la cathédrale d'Urakami, une église catholique.
RÉSILIENCE
Au cours des quatre-vingt années qui nous séparent de l'attaque, Nagasaki a été reconstruite et s'impose de nouveau comme un port florissant. La ville est constellée de monuments érigés en mémoire des disparus du 9 août 1945. Devant l'école primaire de Shiroyama, une plaque porte les noms des camarades de Matsuyoshi Ikeda emportés par la bombe.
Descendante des Japonais catholiques contraints de vivre leur foi dans le secret, Sachiko Matsuo témoignera plus tard de l'effroyable douleur provoquée par la destruction de la ville et de la cathédrale d'Urakami, située à 500 m à peine de l'hypocentre. Aujourd'hui, ce lieu de culte a été reconstruit et des messes y sont dites en l'honneur des défunts du 9 août 1945.
Situé à environ 800 m de l'hypocentre, le Sannō-Jinja a été réduit en cendre par l'explosion. Fendus et noircis par le feu, les arbres qui l'entouraient ont dans un premier temps été considérés comme perdus, mais quelques années après le bombardement, de nouvelles pousses sont apparues. Aujourd'hui, ces camphriers ont une vie prospère, en témoignent leur épaisse canopée, leurs feuilles verdoyantes et leurs branches tortueuses.
C'est à des facteurs aussi volatils que la météo ou le lieu de vacances du Secrétaire à la Guerre des États-Unis que Nagasaki et ses habitants doivent leur destin tragique. C'est à des choix sur lesquels ils n'avaient aucun contrôle que les survivants aux attaques nucléaires doivent la vie truffée d'obstacles qu'ils ont dû affronter.
Quoi qu'il en soit, depuis cette journée du mois d'août 1945, la vie des hibakusha n'a été guidée que par leurs propres décisions. À l'instar des camphriers qui bordent le sanctuaire Sannō, ils sont revenus à la vie ces 75 dernières années pour raconter leur histoire. Tout comme les arbres, les survivants sont un exemple vivant des atrocités de la guerre et du pouvoir de la résilience.