Photos en couleurs : un siècle après leur invention, comment les préserver ?

Août 11, 2025 - 16:10
Photos en couleurs : un siècle après leur invention, comment les préserver ?

Au début des années 1980, Volkmar Wentzel, photographe de la National Geographic Society, aujourd’hui décédé, fouillait dans les archives du magazine lorsqu’il est tombé sur une découverte aussi belle que déchirante. Dans une boîte se trouvait des plaques en verre fragiles, la plupart de la taille d’une carte postale, sur lesquelles figuraient des images en couleurs prises au début du 20e siècle. De nombreuses photographies étaient en cours de décoloration, leurs images auparavant saisissantes ponctuées de flocons de neige fantomatiques, obscurcies par des halos ou rendus irréelles par le temps et la négligence.

Il s’agissait d’autochromes, produits d’une course ayant eu lieu au début du 20e siècle pour capturer le monde dans toutes ses couleurs. Et, à présent, une course pour les préserver a commencé, alors même que le temps les transforme d’une extraordinaire façon.

Introduite en 1907 par les Français Auguste et Louis Lumière, la technologie autochrome était révolutionnaire pour son époque, reposant sur une émulsion d’argent photosensible, recouverte par une fine couche d’amidon de pomme de terre. Cet extrait poudreux, alors populaire en tant qu’épaississant, adhésif et raidisseur de tissus, était crucial à la capture des chromes de l’époque. Les particules microscopiques teintées de vert, orange et violet étaient répandues sur une plaque et immobilisées avec du vernis. Lorsque la lumière frappait la plaque à travers l’obturateur ouvert d’un appareil photo, tous les granules colorés bloquaient une gamme des longueurs d’ondes qui correspondaient à des couleurs du spectre de la lumière visible, exposant l’émulsion en dessous aux innombrables minuscules points de lumière différemment filtrée.

Après quelques bains chimiques dans une chambre noire, la transparence qui apparaissait sur le verre était, vue de près, une mosaïque pointilliste. Mais, de loin et lorsque la lumière illuminait le dos de la plaque, couverte par une autre épaisseur de verre, pour la protection, une image aux couleurs vives et pareilles à une peinture émergeait.

Le premier éditeur à temps plein du magazine National Geographic était un champion de l’autochrome, commandant et se procurant des autochromes auprès des photographes du monde entier. À cause des longs temps d’exposition de l’époque, beaucoup des premières photographies en couleurs donnaient à voir des natures mortes ou des paysages. Mais National Geographic faisait aussi l’acquisition d’images dynamiques de la vie quotidienne : des bazars animés en Albanie, des danseurs masqués du Tibet, des cavaliers chevauchant des éléphants aux accoutrements colorés en Inde.

Les autochromes, ainsi que les procédés similaires qui utilisaient des plaques en verre, sont restés les principaux moyens de photographie jusqu’au début des films Kodachrome en 1935, avec ses couches d’émulsion qui étaient elles-mêmes photosensibles. À l’époque du film, les plaques en verre de la National Geographic Society n’ont pas été conservées avec précaution. Wentzel, au cours de plus de quarante années passées en tant que photographe de terrain pour National Geographic, voyait la valeur des anciennes photos alors que beaucoup de ses pairs se concentraient sur l’innovation. Lorsque la National Geographic Society a fait du tri dans sa collection dans les années 1960, des plaques ont été sauvées in extremis par Volkmar Wentzel, qui les a rapportés chez lui pour les conserver et, en fin de compte, les retourner aux archives. D’autres ont simplement pris la poussière, ont été oubliées, jusqu’à ce que Wentzel les redécouvre dans un site de stockage en dehors des locaux, lorsqu’il est devenu le premier archiviste photo de la National Geographic Society en 1980.

Volkmar Wentzel a fait de sa mission la préservation, l’inventaire et l’exposition des anciennes photos, et aujourd’hui, la collection des premières photos couleur de National Geographic compte plus de 13 000 plaques, dont l’un des plus grands assemblages d’autochromes du monde (le plus grand se trouve au musée Albert-Kahn, à Paris).

Mais avec autant de photos couleur qui remontent à tant d’années, la collection de National Geographic a été altérée par la lumière, la chaleur, l’humidité, et une mauvaise conservation. Des plaques se sont fissurées et fendues. Les particules d’argent oxydées ont créé des taches amiboïdes orange. Sur les descendants des autochromes, les Dufaycolors, des taches violettes sont les symptômes du syndrome du vinaigre, un déclin chimique qui affecte les couches de film entre le verre. Ainsi nommé pour son odeur particulière et sa contagion de plaque à plaque, le syndrome du vinaigre est « une plaie au sein des archives photographiques », déplore Sara Manco, directrice des archives de photographies et d’illustrations de la National Geographic Society.

Cela semble tragique, mais ces altérations ont également donné aux plaques une nouvelle sorte de beauté étrange. Ce ne sont plus des documents immaculés de notre histoire, les photographies sont devenues des témoins des ravages du temps : abstraites, fragmentées et obscurcies, à l’instar de tant d’artefacts anciens et admirés. De plus, comme l'explique l’actuelle archiviste des images de la National Geographic Society Rebecca Dupont, cette détérioration ne fera que s’accélérer, et c'est une leçon sur la science qui se cache derrière ces objets.

« Si l’on y réfléchit, la photographie est un média encore relativement jeune. Elle n’a que 150 ans », relève Rebecca Dupont. Et les objets de la collection « n’ont pas encore atteint la fin de leur vie. Ils se trouvent à une étape spéciale à présent, où nous pouvons observer ce qui leur arrive. »

Alors que les plaques continuent de se détériorer, certaines mesures de pérennité ont été accomplies. Grâce à un financement de la part de la Fondation nationale pour les sciences humaines des États-Unis (National Endowment for the Humanities) obtenu en 2020, Sara Manco et son équipe d’archivistes ont passé trois ans à numériser l’intégralité de la collection. Aujourd’hui, les originaux sont rangés avec soin dans un espace de stockage à température contrôlée. Les victimes du syndrome du vinaigre sont placées en quarantaine, et les plaques en verre brisées ont été reconstituées à grand-peine.

Malgré tout ce soin, les archivistes savent qu’ils ne peuvent pas préserver les plaques pour toujours, et ils ont accepté ce fait.

« La dégradation fait toujours peur, mais elle permet un développement, les photos passent d’objets de documentation à un projet scientifique et historique singulier », déclare Rebecca Dupont. « Est-ce que l’on perd les images que l’on observe ? Ou se transforment-elles en quelque chose de nouveau ? »