Les Luddites : comment ces premiers "anti-tech" faisaient la guerre aux machines

Août 12, 2025 - 08:50
Les Luddites : comment ces premiers "anti-tech" faisaient la guerre aux machines

Lorsqu’une bande de pillards pénétra dans le magasin d’un tricoteur de Arnold, en Angleterre, en mars 1811, ils n’avaient pas pour objectif de voler des biens ou de l’argent. Ils souhaitaient détruire les machines à tricoter, les premières machines de l’industrie du textile.

Ces saboteurs étaient connus sous le nom de Luddites, et ces machines brisées n’étaient que le début de leur histoire.

Souvent confondu avec des malfrats opposés à la technologie, les Luddites étaient des travailleurs doués qui voyaient les dommages potentiels que pouvait amener avec elle cette nouvelle technologie.

Plus de deux cents ans plus tard, leur rébellion se fait de nouveau sentir. Alors que l’intelligence artificielle continue de transformer le monde, d’anciennes questions liées au travail et à la technologie ressurgissent. 

 

QUI ÉTAIENT LES LUDDITES ?

Au sein de la Grande-Bretagne du 19e siècle, bouleversée par les changements, le mécontentement se faisait entendre parmi les tisserands, les tricoteurs et les selliers, déterminés à protéger leur gagne-pain. Durant des générations, leur artisanat avait fait des textiles anglais les biens les plus reconnus du pays.

« Les Luddites, des artisans doués, étaient fiers de leur travail et critiquaient la piètre qualité des biens que les nouvelles technologies produisaient », explique Gavin Mueller, professeur assistant des nouveaux médias et de culture numérique de l’université d’Amsterdam et auteur de Breaking Things at Work: The Luddites Are Right About Why You Hate Your Job.

Leur nom leur venait de l’apprenti tricoteur sur métier et héros légendaire, Ned Ludd, que l’expert Steven E. Jones a qualifié d’« invention collective populaire ». Selon l’histoire apocryphe, lorsque Ludd fut puni par son maître pour son travail jugé trop lent, l’apprenti aurait manifesté son mécontentement en détruisant une machine à tricoter.

Cet acte de révolte de la part de Ludd devint un cri de ralliement. Les ouvriers se qualifiaient de « Luddites » en l’honneur de l’homme qu’ils appelaient « général Ludd » ou « roi Ludd ». Pour eux, il n’était rien de plus qu’une sorte de Robin des bois qui représentait la défiance.

Et, tout comme Robin des bois avait la forêt de Sherwood, les Luddites avaient le nord et le centre de l’Angleterre, le bassin de leurs usines. Et une région qui subissait des changements radicaux motivés par la Révolution industrielle.

 

CONTRE QUOI SE REBELLAIENT LES LUDDITES ?

La Révolution industrielle était motivée par une promesse simple et que tous pouvaient comprendre : les machines produisaient des biens plus vite et moins cher que les artisans, même les plus doués.

Machines polyvalentes, machines à tricoter, métiers à tisser automatisés, mule-jennies, qui utilisaient 1 000 fuseaux à la fois pour faire du fil à partir du coton, et d’autres nouvelles machines de l’industrie du textile ne nécessitaient aucun ouvrier pour leur fonctionnement.

Pour réduire les coûts, les usines engageaient souvent des enfants plutôt que des adultes de la classe ouvrière, afin de les payer moins que le salaire légal. Dans une usine de Cromford, les enfants représentaient les deux tiers des 2 000 personnes qui y travaillaient. Ils étaient exploités dans des conditions déplorables, travaillaient de longues heures, étaient mal nourris et battus. Peu de lois ou de régulations existaient à l’époque pour les protéger.

La montée en puissance des systèmes automatisés transformait rapidement l’industrie du textile et les ouvriers savaient que la plupart des propriétaires d’usine n’étaient pas de leur côté. Si les machines étaient capables de produire des biens plus vite qu’eux, comment les artisans traditionnels pouvaient-ils lutter ?

« Les Luddites se révoltaient contre l’utilisation des technologies que faisaient les propriétaires d’usines et les premiers entrepreneurs pour dégrader leurs conditions de travail, baisser leurs salaires et introduire un nouveau genre de travail : le travail à la chaîne. Il détruirait leur autonomie et les laisserait esclaves de leurs patrons », explique Brian Merchant, journaliste et auteur de Blood in the Machine: The Origins of the Rebellion against Big Tech.

Les guerres napoléoniennes n’ont fait qu’empirer la situation. Les guerres menées à l’encontre de Napoléon Bonaparte entre 1793 et 1815 ont causé des pénuries de nourriture et une hausse des taxes qui ont assombri l’humeur de la Grande-Bretagne. Le taux de chômage a grimpé en flèche dans le centre et le nord du pays, les mêmes lieux où les ouvriers de l’artisanat craignaient déjà pour leur avenir.

 

QU’ONT FAIT LES LUDDITES ?

À partir de mars 1811, des bandes de Luddites prirent les choses en main. Dans une vague de raids nocturnes coordonnés à travers les comtés du Nottinghamshire, du Yorkshire et du Lancashire, ils pénétrèrent dans les usines et ciblèrent les machines qui menaçaient le travail des artisans qualifiés. Les Luddites n’étaient ainsi pas vraiment contre la technologie : ils se révoltaient contre un système qui les remplaçait.

Les usines condamnèrent les activités luddites, leurs propriétés étant en jeu. Au cours de leur première année de révolte, les Luddites détruisirent près de 10 000 livres de machines (soit environ 11 528 euros).

La dégradation de biens n’était pas leur seul mode opératoire. Les ouvriers tentaient de négocier avec les industriels, les propriétaires d’usine et expliquaient leurs buts au cours de déclarations publiques.

Les employeurs d’usine trouvèrent un soutien au sein du gouvernement britannique, qui déployèrent près de 12 000 troupes dans les régions où opéraient les Luddites afin d’écraser brutalement le mouvement. Des milliers d’informateurs, membres d’un immense réseau d’espionnage, furent déployés pour récolter autant d’informations que possible pour affaiblir les Luddites.

La destruction des machines devint un crime capital, tous ceux qui en étaient accusés pouvaient encourir la peine de mort. En janvier 1813, une commission de York punit de pendaison 17 Luddites, tandis que d’autres furent déportés en Australie.

Malgré leurs efforts, les Luddites ne parvinrent pas à freiner la vague de l’industrialisation. Le nombre de tisserands qui effectuaient leur travail à la main chuta de 250 000 en 1800 à environ 7 000, soixante ans après.

La répression de la rébellion participa au nouveau sens du mot « luddite ». « L’État cherchait activement à nuire à leur image pour leur faire perdre en crédibilité. Et, parce qu’ils [les Luddites] avaient perdu, et parce que l'État exerçait son influence sur un grand nombre de journaux dans le pays, cette mauvaise réputation est restée », explique Brian Merchant.

« Mais aujourd’hui, après plus deux cents ans, on pense à un “luddite” comme une personne qui est contre la technologie, pas comme une personne qui mène une rébellion tactique contre la technologie, utilisée par les élites pour ruiner des vies », continue-t-il.

 

QUI SONT CES NOUVEAUX SCEPTIQUES DE LA TECH ?

L’IA crée une nouvelle révolution industrielle. Et, encore une fois, les travailleurs créatifs se retrouvent sur la défensive, cette fois contre des algorithmes qui promettent une efficacité au détriment de métiers humains.

Gavin Mueller remarque : « Je pense souvent aux [Luddites] quand je vois des textes et des images générés par l’IA. Elles me semblent souvent inférieures au travail que même les êtres humains aux talents les plus modérés sont capables de produire. »

Les inquiétudes à propos de l’IA ont donné lieu à de nouvelles organisations et mouvements qui font rage contre la machine.

PauseAI s’est drapé du manteau des Luddites, protestant contre les dommages significatifs de l’IA. Le groupe déclare que l’intelligence artificielle causera une érosion des valeurs démocratiques, impactera l’économie et augmentera les risques d’extinction humaine.

Le groupe Algorithmic Justice League est une autre organisation qui demande une meilleure gestion de l’IA et qui voue son énergie à souligner les inégalités que perpétue cette forme de technologie.

À Hollywood, les inquiétudes autour de l’usage de l’IA ont fait partie des revendications de la grève des scénaristes de 2023, que Gavin Mueller qualifie de « conflit luddite ».

Même si les groupes de sceptiques de la technologie ont leur propre mission, Gavin Mueller y voit certaines similitudes : « Derrière le scepticisme de l’IA se cache une plus grande question. Quel genre d'avenir voulons-nous ? »

Il remarque que ces organisations partagent une idée avec le mouvement luddite, « savoir que seule une action collective peut contrer le pouvoir de la technologie. »