Que se passe-t-il dans le cerveau après une amputation ?

Sep 18, 2025 - 17:20
Que se passe-t-il dans le cerveau après une amputation ?

Selon une étude épidémiologique publiée en 2023, 116 866 amputations majeures des membres inférieurs et 1 616 amputations majeures des membres supérieurs ont été recensées en France entre 2011 et 2020. La plupart sont liées à des maladies chroniques comme le diabète ou à de graves accidents. Ces données n’incluent pas les amputations des mains, des pieds, des doigts ou des orteils.

Les personnes amputées ne portent pas toutes une prothèse, mais près de 90 % d’entre elles partagent une même expérience : celle du membre fantôme, c’est-à-dire la sensation que le membre perdu est toujours présent. Chez beaucoup, cette impression s’accompagne de manifestations désagréables comme des picotements, des brûlures, des crampes ou même des douleurs plus intenses.

Ces symptômes apparaissent souvent immédiatement après l’amputation, mais peuvent persister pendant plusieurs années. En plus des traitements médicamenteux et de la kinésithérapie, des méthodes comme la thérapie miroir ou la neuromodulation peuvent aider à soulager les patients amputés.

Depuis de nombreuses années, les chercheurs s’efforcent de comprendre le phénomène du membre fantôme d’un point de vue neurologique, notamment le rôle des régions sensori-motrices primaires. Parmi elles, le cortex somatosensoriel traite les sensations et le cortex moteur commande les mouvements. La capacité du cerveau adulte à se réorganiser après une amputation demeure aujourd’hui vivement débattue. Le cortex se réorganise-t-il vraiment ou abandonne-t-il les circuits devenus inactifs ?

Une étude publiée le 21 août dernier dans Nature Neuroscience par une équipe de l’University College London semble apporter de nouveaux éléments de réponse.

 

LES DOULEURS FANTÔMES

Angela Sirigu, directrice de recherche CNRS à l’Institut des Sciences Cognitives Marc Jeannerod, près de Lyon, rappelle que « la plupart des personnes qui ressentent un membre fantôme sont celles qui ont eu un accident brutal ». La perception du membre fantôme relève non seulement d’un phénomène neurologique, mais peut aussi s’enraciner dans une dimension affective et mémorielle liée au traumatisme de l’accident. « Certains, par exemple, se souviennent même de la position [de leur membre] au moment de l’accident. C’est comme si une image était figée dans leur cerveau », précise la spécialiste.

La chercheuse en neurosciences cognitives explique que « la plupart, mais pas tous, des membres fantômes sont douloureux, [parfois] au point que les personnes doivent prendre de la morphine ». Comme elle le précise, après une amputation, « le cerveau envoie encore des signaux vers les muscles [du membre amputé], mais ces signaux ne peuvent pas être exécutés puisque le membre n’existe plus. Un signal d’erreur est [alors] envoyé au cerveau : “le membre n’est plus là”. Le cerveau réagit à ce signal, peut-être en produisant un signal de douleur ».

Angella Sirigu constate néanmoins que, chez les personnes qui portent une prothèse, les douleurs fantômes apparaissent au début puis diminuent. Cela peut s’expliquer par l’interprétation que le cerveau fait de ces signaux d’erreur. « Lorsque vous avez une [prothèse], même si d’un point de vue somesthésique, il n’y a pas de retour, d’un point de vue visuel, c’est comme si le cerveau se disait : “ok, tout va bien, mon membre est là” », souligne-t-elle.

La spécialiste rappelle que de nombreux travaux, notamment ceux de Herta Flor, neuropsychologue allemande, ont montré que l’intensité de la douleur du membre fantôme était corrélée au degré de réorganisation corticale dans le cerveau.

Toutefois, la capacité du cerveau adulte à se réorganiser au niveau cortical reste largement débattue au sein de la communauté scientifique.

L'étude publiée dans Nature Neuroscience, menée au moyen d'IRM cérébrales chez trois adultes avant leur amputation de leur bras et jusqu’à cinq ans après l’intervention, montre que l’amputation ne provoque pas de réorganisation corticale à grande échelle et que la représentation de la main demeure stable dans les régions sensori-motrices primaires.

Les chercheurs estiment que cette découverte pourrait favoriser le développement de neuroprothèses, dont le pilotage serait facilité par le maintien de l’activité cérébrale liée au membre amputé.

 

UN DÉBAT SCIENTIFIQUE ANCIEN

Angela Sirigu apporte un regard nuancé sur ces résultats. D'une part, la spécialiste reconnaît la plasticité du cerveau. « Lorsque l’on observe le cerveau des personnes amputées, on constate une réorganisation corticale ». D’autre part, elle souligne que les représentations corporelles demeurent stables dans le cerveau. « Les sensations fantômes sont le témoignage que la représentation [du membre amputé] est toujours là ».

Au sein de l’Institut des Sciences Cognitives Marc Jeannerod, « on a toujours dit que la représentation de la main reste présente et n’est pas remplacée par celle du bras », assure la spécialiste. En effet, dans une étude publiée en 2006, les chercheurs lyonnais ont examiné trois amputés du bras au-dessus du coude en recourant à la stimulation magnétique transcrânienne (TMS) tout en enregistrant l’activité musculaire du moignon.

« Dans notre cortex moteur, chaque muscle est représenté de façon très détaillée », rappelle Angela Sirigu. « L’aire de la main dans le cortex moteur est bien identifiable. Elle fait partie de ce qu’on appelle les "hand knobs", une zone en forme de fer à cheval où [se concentrent] toutes les activités liées aux mouvements de la main ».

Lors de cette étude, « quand on a pratiqué la TMS et que l’on a stimulé la région correspondant à la main, on a obtenu des réponses [musculaires] au niveau du moignon, c’est-à-dire dans les muscles restants, qui ne contrôlent normalement pas la main », explique la chercheuse. L’expérience montre que les muscles du moignon peuvent ainsi occuper la zone cérébrale de la main, signe d’une réorganisation corticale.

« Mais ce qui est intéressant, c’est que lorsqu’on a demandé aux sujets ce qu’ils avaient ressenti, [ils ont décrit une sensation] au niveau de la main fantôme. Cette réponse montre que la représentation des mouvements de la main est toujours là, elle n’a jamais disparu », poursuit-elle. Ainsi, le circuit neuronal qui contrôle les mouvements de la main persiste après une amputation et n’est pas remplacé par celui d’un autre membre.

Avec son équipe, Angela Sirigu a également étudié les patients ayant bénéficié d’une greffe de main à Lyon sous l’impulsion du professeur Jean-Michel Dubernard, pionnier de l’allotransplantation. Avant la transplantation, les chercheurs observaient déjà une réorganisation corticale, mais la stimulation de la zone correspondant à la main déclenchait encore des sensations dans la main fantôme. Après la greffe, la même zone cérébrale s’activait de nouveau, cette fois en lien avec la main transplantée, preuve que la représentation de la main n’avait jamais disparu et pouvait être réinvestie par le cerveau.

Selon Angela Sirigu, les auteurs de l’étude britannique confirment un constat déjà bien établi dans la littérature scientifique. Elle en relève par ailleurs une limite méthodologique. Les chercheurs ont comparé l’activité cérébrale des patients avant et après l’amputation en leur demandant à chaque fois de bouger leur main. Or, conclut-elle, « imaginer le mouvement d’une main fantôme et exécuter réellement un geste sont deux choses différentes ; les conditions ne sont pas les mêmes. Si je vous demande d’imaginer bouger votre main, je n’ai aucun contrôle sur ce que vous faites réellement dans votre tête ».