Argentine : un "massacre" de manchots a conduit à des mesures de protection historiques

Alors que le printemps fait place à l’été dans l’hémisphère sud, la Zone naturelle protégée de Punta Tombo, sur le littoral central de l’Argentine, s’anime : les poussins de 180 000 couples de manchots de Magellan (Spheniscus magellanicus) braient et piaillent jour et nuit.
Au mois de novembre 2021, ce vacarme atteignait son paroxysme lorsqu’un drame est survenu. Un éleveur local du nom de Ricardo La Regina, alors âgé de 33 ans, a délibérément traversé avec sa pelleteuse une zone de nidification située juste au nord de Punta Tombo, qui abrite la deuxième plus grande colonie de manchots de Magellan au monde et qui fait partie de la Réserve de biosphère de Patagonia Azul, classée à l’UNESCO. On estime que 175 nids auraient été écrasés et que plus de cent manchots auraient été tués dans ce que la presse argentine a nommé le « Massacre de manchots de Punta Tombo ».
Mais après un procès historique, des avancées inattendues ont émergé de cette catastrophe, notamment de nouvelles protections légales pour les manchots et une multitude d’autres espèces.
UN SANCTUAIRE IMPORTANT
Trois fois plus rapides que le nageur olympique le plus véloce, les manchots de Magellan passent le plus clair de leur vie en mer et ne rejoignent la rive que pour se reproduire et nicher le long du littoral sud-américain et sur ses îles. À terre, ces braves petits dandineurs creusent des terriers sous des touffes d’herbes, de hautes graminées ou des buissons. Ils ne sont actuellement pas classés comme espèce menacée ou en danger d’extinction, mais leurs populations déclinent depuis les années 1980, vraisemblablement à cause de l’action conjointe de menaces d’origine humaine : les marées noires ont tué des dizaines de milliers d’oiseaux ; l’urbanisation et la pollution ont détruit leur habitat ; la surpêche a amoindri les sources de nourriture, de même que le changement climatique, qui cause également des vagues de chaleur et l’inondation de sites de nidification, entre autres fléaux.
Les premiers manchots de Magellan à nicher à Punta Tombo s’installèrent sur les terres de la famille La Regina au milieu des années 1920. Alors que la colonie prenait de l’ampleur, les La Regina ont souhaité protéger ces oiseaux et ont donné 210 hectares pour créer une réserve à Punta Tombo, ainsi que 14 hectares supplémentaires dédiés à la création d’un centre d’interprétation qui accueille désormais plus de 100 000 visiteurs par an. Le grand-père et l’oncle de Ricardo La Regina furent les premiers rangers du parc de Punta Tombo, mais sa tentative de construction d’une route traversant la colonie en 2021 a terni l’héritage familial en matière de conservation.
Après que les autorités ont été informées des dégâts, les premiers biologistes à évaluer les dégâts ont été Pablo « Popi » Borboroglu, fondateur de la Global Penguin Society et explorateur National Geographic, et Laura M. Reyes, directrice de la conservation du groupe et épouse de Pablo. Ils ont découvert une zone ravagée de 2 000 mètres carrés. Les terriers souterrains étaient mis à nu, les buissons qui leur avaient fait de l’ombre étaient arrachés et entassés. « C’était un cauchemar, se souvient Pablo Borboroglu. Je n’aurais jamais imaginé voir une telle chose dans ma vie. »
LES MANCHOTS OBTIENNENT JUSTICE
Pablo Borboroglu et Laura M. Reyes ont documenté le carnage, prenant des vidéos et des photos des poussins morts et d’autres éléments confondants. Dans les semaines qui ont suivi, ils ont calculé la population approximative et la densité de la nidification dans la zone ravagée, puis ont soumis un rapport détaillé au gouvernement. Comme les crimes contre la faune ont historiquement été ignorés, les biologistes pensaient que les chances que l’affaire soit portée devant les tribunaux étaient minces.
Mais la nouvelle du massacre de Punta Tombo a bénéficié d’une couverture médiatique importante et, en novembre dernier, Pablo Borboroglu a fait partie des experts judiciaires appelés à témoigner contre La Regina. Pour sa défense, l’éleveur a soutenu que la zone protégée l’empêchait de faire paître son bétail. Il était frustré, raconte-t-il, car cela faisait dix ans que le gouvernement ignorait sa requête visant à créer une route et à délimiter clairement ses terres et la réserve. Pablo Borboroglu a présenté ses photos et décrit comment il avait repéré des traces là où la pelleteuse avait roulé sur le toit d’un terrier, provoquant son effondrement.
Le tribunal a déclaré Ricardo La Regina coupable de dégradation de l’environnement, de maltraitance animale et de malveillance intentionnelle.
Il a été condamné à trois ans de prison avec sursis. Mais il encourt également des amendes pouvant atteindre un demi-million d’euros et pourrait devoir se soumettre à des restrictions renforcées sur la façon dont il a le droit de gérer ses terres, et notamment être contraint de maintenir ses vaches à l’écart des manchots et de leurs terriers.
« Ça a été une avancée historique, la toute première affaire environnementale d’Argentine à donner lieu à un jugement oral et à une victoire révolutionnaire pour les manchots et la conservation », affirme Pablo Borboroglu, qui a depuis été nommé par les Explorateurs de l’année Rolex National Geographic 2025. L’affaire, dit-il, « crée un précédent crucial pour la justice environnementale et renforce les protections pour la faune et leurs habitats en Argentine. »
À la suite du procès, le gouvernement argentin a pris des mesures pour multiplier la zone protégée autour de Punta Tombo par huit (de 200 à 1 600 hectares) et a demandé la mise en œuvre d’un nouveau plan de gestion visant à préserver les manchots et les autres espèces en danger sur le littoral (oiseaux de mer, plantes et lions de mer). Le gouvernement étudie aussi une proposition pour inclure les crimes environnementaux dans le code pénal et, en Patagonie, un nouveau parquet dédié aux questions environnementales se spécialisera dans les crimes liés à la faune.
« Cette affaire, qui va faire jurisprudence, est en train de devenir un moteur du changement », se réjouit José Ma Musmeci, président de la Fundación Patagonia Natural, l’une des associations de conservation qui se sont jointes à l’action intentée par le gouvernement contre La Regina.
Selon Dee Boersma, biologiste spécialiste des oiseaux de mer, exploratrice National Geographic et chercheuse à l’Université de Washington qui étudie les manchots de Magellan de Punta Tombo depuis quarante-trois ans, les actes du gouvernement constituent un important pas en avant. Tout aussi important, souligne-t-elle : la protection de l’environnement marin, où les manchots passent trois quarts de leur vie, d’autant que l’Argentine est en plein boom pétrolier, ce qui accroît les risques de marées noires. « Disposer d’un lieu où se reproduire est un bon début, affirme Dee Boersma. Mais ils ont aussi besoin d’un endroit où manger. »
Pendant ce temps, les manchots continuent de revenir chaque année à Punta Tombo, bien qu’ils évitent encore la zone ravagée, qui mettra des années à se régénérer. De nouveaux poussins ont quitté le nid. À cette époque de l’année, la plupart sont partis, portés par les courants océaniques vers le nord et des latitudes plus tropicales.