Ces capucins kidnappent des bébés d'une autre espèce... pour s’amuser

Sur Jicarón, une île minuscule au large des côtes du Panama, un capucin mâle appelé Joker semble avoir lancé une mode pour le moins insolite.
Des caméras pièges ont filmé Joker, surnommé ainsi à cause de la cicatrice sur son visage, et d’autres mâles capucins à face blanche (Cabus capucinus imitator) en train de porter sur leur dos des petits d’alouates de l’île de Coïba qu’ils avaient kidnappés. Les chercheurs avaient, à l’origine, placé les caméras en 2017 après qu’un botaniste en visite sur l’île avait rapporté observer les singes se servir de pierres pour se nourrir. Un comportement qui n’avait jamais été observé chez les capucins plus sveltes qui habitent le Costa Rica et le Panama. Les caméras ont effectivement révélé un groupe de capucins qui avaient recours à des outils en pierre et des sortes d’enclumes pour ouvrir des graines, des fruits et même des crabes et des escargots.
Cependant, comme l'indique l’équipe de chercheurs dans la revue scientifique Current Biology en juillet 2025, les vidéos ont également montré ce comportement très étrange de capturer des petits, du jamais vu auparavant. « C’était tellement bizarre que je me suis immédiatement rendu au bureau de mon superviseur afin de lui demander ce qu’il se passait », se souvient la primatologue Zoë Goldsborough de l’Institut Max Planck d’éthologie et de l’Institut de recherche tropicale du Smithsonian.
UNE NOUVELLE MODE PLUS QU’ÉTRANGE
Une vidéo datant du 26 janvier 2022 a documenté pour la première fois un jeune capucin mâle non-identifié transportant un nourrisson alouate de l’île de Coïba (Alouatta palliata coibensis), aussi appelé singe hurleur. Le jour suivant, Joker transportait ce même petit. Et il a continué durant des jours, jusqu’au 3 février, au moins. « On pensait que ce petit avait peut-être été abandonné par les singes hurleurs puis que [Joker] l’avait recueilli », explique Zoë Goldsborough.
Il existait un cas connu d’un bébé ouistiti adopté par une autre espèce de capucin au Brésil. Cependant, et c’est d’un intérêt crucial dans ce cas précis, il avait été recueilli par une femelle en capacité de s’en occuper, explique Patrícia Izar, de l’université de São Paulo, qui a rapporté cette découverte en 2006. Les capucins mâles, en revanche, n’ont aucune idée de ce qu’il faut faire pour s’occuper de petits. En conséquence, il est très probable que le singe hurleur arraché à sa famille soit mort de faim.
En outre, le pauvre petit poussait le genre de cri que l’on entend souvent quand un nourrisson est enlevé à sa mère. Et, plus tard, certains singes hurleurs ont répondu à cet appel, une preuve que le petit n’avait pas été abandonné mais bien kidnappé. « Nous n’avons aucune vidéo qui montre comment les capucins s’y sont pris », déclare le co-auteur de l’étude, Brendan Barrett, écologiste comportemental de l’Institut Max Planck. « Mais nous savons qu’ils n’ont pas peur de se réunir en groupe pour attaquer les singes hurleurs beaucoup plus gros qu’eux. »
Et le plus étrange était encore à venir. En avril et en mai, Joker a été observé avec deux autres petits alouates différents. Les vidéos l’ont également montré en train de traîner un troisième spécimen, possiblement mort, tandis que d’autres jeunes mâles le suivaient. La situation a dégénéré entre septembre et mars : quatre autres mâles ont été observés en train de transporter des petits sur leur dos ou accrochés à leur ventre, parfois durant plus d’une semaine. Sur une période de quinze mois, au moins onze petits ont été enlevés, et très peu sont susceptibles d’avoir survécu, si tant est qu’ils aient survécu.
QUEL EST LE MOTEUR DE CES KIDNAPPINGS ?
Bien qu’il y ait déjà eu un rapport plus ancien mentionnant une plus grosse espèce de capucins du Brésil volant un petit de singe hurleur et le transportant dans sa gueule, sûrement pour le manger, la présente étude est la première à documenter des capucins à face blanche qui enlèvent des petits de la sorte. Et les chercheurs sont d’autant plus fascinés par le fait que ce comportement ait également été adopté par d’autres individus.
« Cette observation est particulièrement intrigante car les exemples de diffusion sociale de tels comportements, sans bienfaits physiques apparents chez les animaux autres que l’humain, sont rares », explique Patrícia Izar. Cela fait des années que des caméras sont présentes sur l’île. Les scientifiques ont donc enregistré la première fois qu’un tel comportement s’est produit ou, du moins, une occurrence très précoce.
Il n’est pas inhabituel pour les jeunes capucins mâles de transporter des petits d’autres espèces, remarque Susan Perry, de l’université de Californie à Los Angeles, qui a étudié les capucins du Costa Rica sur un autre site durant des décennies, mais qui n’a pas pris part à la présente étude. « Les capucins mâles tentent souvent de capturer des bébés capucins, et, quand ils y parviennent, ils semblent extrêmement ravis, comme s’ils avaient gagné un prix. Jusqu’à ce que le petit ait faim et commence à réclamer du lait. »
À partir de ce moment, les petits sont souvent abandonnés. « Heureusement, la mère, ou d’autres femelles apparentées, rôdent souvent dans les environs à la recherche de leur petit. » Les capucins mâles ont une préférence pour les juvéniles mâles, continue Susan Perry. « Nous pensons que les juvéniles avec qui ils développent une relation proche très tôt deviennent des alliés avec lesquels ils peuvent prendre le risque de se rendre au sein d’un autre groupe pour s’accoupler. »
En ce sens, il ne servirait à rien de capturer des petits singes hurleurs. Les jeunes mâles qui transportent les bébés alouates sont plus souvent victimes d’agression de la part d’autres capucins que ceux qui n’en transportent pas. Mais chez une espèce où l’apprentissage d’une nouvelle technique pour avoir accès à des aliments nutritifs mais difficilement atteignables est une étape importante de la croissance, peut-être que la tendance de copier les autres a suffisamment de succès qu’elle n’est pas fortuite.
LA VIE INSULAIRE ENNUIERAIT LES CAPUCINS
L’environnement insulaire pourrait également être un facteur, avancent les chercheurs. Sur le continent, les capucins doivent souvent se méfier des prédateurs, et chercher de la nourriture prend plus de temps quand on doit constamment être sur ses gardes sans s’éloigner du groupe. Sur une île où la nourriture abonde et où les menaces se font rares, les jeunes mâles s’ennuient peut-être, tout simplement. « Les animaux qui vivent sur des îles sans prédateurs, ou dans des zoos où ils ne sont pas menacés et bien nourris, ont tendance à être plus innovants et meilleurs dans l’utilisation d’outils », explique Zoë Goldsborough.
Dans de nombreux cas, les idées qu’ont les animaux pour passer le temps sont souvent inutiles, voire agaçantes, continue Brendan Barrett. « J’ai vu des capucins nettoyer des porcs-épics et frapper le derrière de vaches. Ils s’amusent avec tout. Ils sont constamment en train de tester et d’interagir avec le monde. » Mais, à l’occasion, un individu découvre que, oh miracle, si l’on frappe ces petites choses odorantes et colorées sur la plage avec un caillou, il y a de la nourriture à l’intérieur. Ou que, si l’on se trouve autour de juvéniles mâles, ils vous soutiendront quand ils seront plus grands.
Certains capucins développent également d’étranges rituels sans aucun autre but que de renforcer les liens sociaux. Toutes les occasions sont bonnes à prendre pour cette espèce au grand cerveau, hypersociale et innovante qui ressemble à la nôtre en beaucoup de points, même si notre dernier ancêtre commun a vécu il y 38 millions d’années.
Mais qu’en est-il de ces pauvres singes hurleurs, une espèce en danger sur l’île de Jicarón, à qui on enlève les petits ? « C’est tragique, confie Zoë Goldsborough, mais en tant que chercheurs, nous n’avons pas l’intention d’interférer avec un comportement naturel. J’espère que les alouates trouveront un moyen de s’adapter, par exemple en se tenant à distance de cette population de capucins, ou que les capucins eux-mêmes se lasseront de ce petit jeu. Il peut être très difficile de s'occuper de ces petits singes hurleurs. »