Le "faerie smut" revient à la mode, comme au 16e siècle
Une jeune femme est arrachée à son foyer et projetée dans un monde étrange et enchanté. Son ravisseur n’est pas un simple mortel, mais un « fae » une fée au masculin, puissant et mystique : « La bête se laissa choir sur la chaise qui gémit sous son poids, puis dans un éclair de lumière blanche, se mua en un mâle aux cheveux dorés. J’étouffai un cri et me plaquai contre le lambris du mur en cherchant à tâtons les moulures de l’encadrement de la porte. Ce n’était ni un homme, ni un immortel de second rang […]. Il était beau, mortellement dangereux et impitoyable. » Et elle était à présent prise au piège avec lui.
Ainsi commence le périple de Feyre, protagoniste du roman à succès Un palais d’épines et de roses, écrit par Sarah J. Maas, aussi appelé ACOTAR par les initiés, pour A Court of Thorns and Roses, le titre original. Aventure épique qui s’étend sur cinq tomes, ACOTAR suit les aventures de Feyre et de ses sœurs, qui traversent la frontière entre leur monde humain natal et le Royaume des immortels empli de magie. La saga a rendu populaire le genre de la romantasy, un mélange de romance et de fantasy, et ses fans partagent leurs théories les plus folles sur les réseaux sociaux, en adulant leurs personnages favoris. Les lecteurs s’enthousiasment sur ACOTAR et les autres romans qui lui ressemblent et leur donnent le doux sobriquet de « faerie smut » (en français, « cochonneries faériques »), en utilisant à dessein l’orthographe archaïque utilisée par Sarah J. Maas, et propulsent de nouvelles découvertes au rang de best-sellers.
Mais tandis que la romantasy est un phénomène conscrit à notre époque, ses sources d’inspiration sont centenaires et revêtent un attrait intemporel. Les mondes féériques et leurs dangers séduisants sont tout aussi attirants pour les lecteurs d’ACOTAR qu’ils ne l’étaient pour les audiences de la Renaissance qui écoutaient les ballades. La plus grande source d’inspiration de Sarah J. Maas est La ballade de Tam Lin, une ballade écossaise qui remonte au 16e siècle, un temps et un lieu où le spectre des fées et de leur monde planait sur tous. L’autrice ne s’est pas cachée d’avoir puisé son inspiration dans la ballade, mais son clin d’œil le plus évident est illustré par l’un de ses personnages principaux, Tamlin, un des intérêts amoureux de l’histoire.
Tout comme ACOTAR, La ballade de Tam Lin fait partie de ces contes qui traitent de la rencontre entre les mortels et les êtres féériques, des doubles pas tout à fait humains qui appartiennent à un monde mystique aux frontières du nôtre, où les risques sont légion. L’adaptation qu’en fait Sarah J. Maas l’a fait rejoindre une grande famille de créateurs pour qui la ballade s’est révélée irrésistible. Cet attrait tenace de la ballade, et de la romantasy, vient du fait que la narration traditionnelle de l’héroïsme est inversée. Les jeunes femmes ne sont pas des princesses passives qui attendent d’être secourues. Elles sont braves, têtues, un peu téméraires et, la plupart du temps, elles sont déterminées à être elles-mêmes les héroïnes de l'histoire. Et, à la fin, elles décrochent toujours le cœur de l’homme.
FASCINATION POUR LE FOLKLORE CELTE ET LÉGENDES FÉÉRIQUES
La ballade de Tam Lin conte l’histoire de Janet, une jeune femme imprégnée par Tam Lin, un homme retenu prisonnier par une Reine des Fées, puissante et dangereuse, qui manie la magie aussi aisément qu’elle respire. Déterminée à voler au secours de son grand amour, Janet brave l’entièreté de la puissance enchantée de l’Autre monde et, par la seule force de sa volonté, parvient à le sauver d’un destin funeste.
Cette ballade se transmettait par la tradition orale, il n’existe donc pas une seule vraie version de l’histoire, et à chaque itération, des variations sont présentes. Presque toutes les ballades commencent par le même avertissement, adressé aux jeunes femmes à propos de l’homme qui donne son nom à la ballade :
Toi, jeune femme qui portes or ou cheveux, je t’interdis de te rendre à Carterhaugh car le jeune Tam Lin s’y trouve. Personne ne passe par Carterhaugh sans lui faire offrande, vos anneaux, vos verts manteaux, ou pire, votre virginité.
En d’autres termes, les jeunes femmes doivent se méfier de Carterhaug car un homme s’y trouve, et si elles le rencontrent, elles devront lui offre un présent de valeur, possiblement leur virginité.
La protagoniste, Janet, ne prend pas compte de cet avertissement, ceinture sa cotte verte au-dessus de son genou, marche jusqu’à Carterhaugh, cueille une double rose et invoque Tam Lin, qu’elle croit être un guerrier fée. Elle tombe enceinte et retourne à Carterhaugh pour y cueillir à nouveau une double rose, ce qui est souvent interprété comme une tentative de mettre fin à sa grossesse. Tam Lin apparaît et la confronte :
Pourquoi cueilles-tu la rose Janet ?
Parmi la verte mer du bosquet,
Et pour y tuer ce petit enfant
Fruit de nos amours
Il lui offre une alternative, révélant qu’il est un chevalier mortel, captif de la Reine des Fées. Si Janet le souhaite, elle pourra le libérer à Halloween, au moment où, à minuit, les êtres féériques galopent à travers la campagne. Si Janet le désarçonne de son cheval et le tient tandis que les fées changent sa forme plusieurs fois avant de le laisser, libre et nu, dans ses bras, il échappera à son destin. Janet le sauve, évidemment, mais la ballade se termine sur une note funeste, avec une reine des fées enragée qui insiste que, si elle avait su ce qui allait de produire, elle aurait changé le cœur de Tam Lin en pierre.
Pour une audience écossaise du 16e siècle, les fées n’avaient besoin d’aucune présentation ou d’une longue explication. Ces personnages étranges sont une source de fascination depuis des siècles, pour tous les peuples d’Europe, depuis au moins le Moyen Âge. C’étaient des personnages centraux des romances médiévales, mais pas uniquement dans des contes destinés aux élites éduquées. Les fées étaient aussi réelles aux yeux du commun que les atomes ou les rayons Gamma pour nous, elles aidaient à expliquer les mystères de la vie. Des bébés apparemment en bonne santé qui rencontraient soudainement des difficultés à se développer, de jeunes mères qui avaient parfois du mal à sortir de leur lit, une maladie qui frappait de façon désastreuse le bétail, certaines personnes naturellement douées pour la musique...
L’on racontait des histoires et chantait des chansons, on maintenait des coutumes pour aider à répondre à ces questions et à se protéger contre les nombreuses infortunes de la vie. Les fées sont par exemple citées dans les procès des sorcières du 16e siècle en Écosse et elles apparaissent encore et encore dans des histoires collectées au cours du 19e siècle et du début du 20e, en Irlande. Mais elles n’étaient pas de minuscules créatures ailées ; les fées étaient souvent dépeintes comme des forces malveillantes, qui arrachaient des bébés humains à leur famille et laissaient derrière elles des changelins, de vieilles fées rabougries ou des baguettes magiques.
« Je pense qu’il est important de se rappeler que, avant le 19e siècle, les fées attisaient la peur », explique Francis Young, détenteur d’un doctorat en folklore. « C’est quelque chose de très, très sinistre et menaçant dans la société prémoderne. » Dans de nombreux cas, il était tabou de même les mentionner par le nom, c’est pourquoi les fées étaient évoquées indirectement, par des noms comme « le bon peuple » ou « les elfes ». En gallois, on les appelle souvent bendith y mamau, qui se traduit par « les bénédictions de la mère ».
Dans la tradition irlandaise, l’autre monde n’est pas doux et plein de lumière », commence Kelly Fitzgerald, directrice du département d’études et de folklore irlandais et celte de l’université de Dublin. « On ne rigole pas avec l’autre monde », finit-elle.
Les légendes sont claires quant au fait que Janet a pris un risque en frayant avec les fées, mais c’est justement ce qui rend cette histoire si attirante et la raison pour laquelle La ballade de Tam Lin est chantée depuis si longtemps.
DE LA RENAISSANCE À ACOTAR, LES DIFFÉRENTES INTERPRÉTATIONS DE TAM LIN
Comme c’est le cas de nombreuses histoires issues de la tradition orale, il est difficile de retracer l’histoire de La ballade de Tam Lin jusqu’à ses origines. La première mention aurait fait son apparition au 16e siècle, dans Complaynt of Scotland, un texte politique écossais qui contient une longue digression sur les chants et les histoires que se contaient entre eux les bergers. Les premières versions intégrales publiées ont commencé à être imprimées à la fin du 18e siècle. Ce fut une période d’intense intérêt envers les « antiquités » : de jeunes gentilhommes éduqués dédiaient leur très long temps libre à la collection de curiosités et de contes, rassemblant des morceaux d’histoires que l’avancée de la modernisation menaçait, émettaient des théories sur leurs origines et sur ce qu’elles avaient à dire sur le caractère patriote des lieux qui les avaient produites.
D’étranges chants sur des fées étaient exactement ce que ces gentilhommes cherchaient, comme La ballade de Tam Lin. Il en existe une version dans The ancient and modern Scots songs, heroic ballads, etc (Chants écossais anciens et modernes, ballades épiques, etc.) de David Herd, paru en 1769, et une autre dans Scots Musical Museum (Musée musical d’Écosse), en 1771, que l’on attribue souvent au poète Robert Bruns. La ballade de Tam Lin apparaît également dans Minstrelsy of the Scottish Border, une collection de 1802 qui a lancé la carrière de Sir Walter Scott, qui affirmait que sa version était un mélange d’autres versions imprimées et de « plusieurs récitals de la tradition orale ». Tout comme Sarah J. Maas, ces hommes se sont accordé une grande liberté artistique avec leur texte d’origine.
C’est dans le travail d’un Américain que la ballade a néanmoins sa place d’importance. The English and Scottish Popular Ballads (Ballades populaires anglaises et écossaises), un ouvrage en plusieurs volumes écrit par Francis James Child, publié entre 1882 et 1898. Child était un professeur d’anglais à Harvard, et s’était donné pour mission de compiler les ballades traditionnelles les plus authentiques, en cherchant ce qu’il pensait être les véritables traditions folkloriques. Il a passé au peigne fin des milliers d’options et a finalement jeté son dévolu sur 305 d’entre elles, dont la ballade numéro 39 : La ballade de Tam Lin. Le travail de Child a exercé une grande influence, il est devenu une bible des ballades folklorique et a rendu Tam Lin accessible à tous.
La ballade a été reprise par des revivalistes de la musique folk, au 20e siècle, des artistes comme Anne Briggs et Ewan MacColl, qui en ont fait des versions fortes, accompagnées à la guitare. Le groupe de rock folk britannique, Fairport Convention a décidé d’aller plus loin et d’ajouter de la guitare électrique. Le conte a même fait son chemin jusqu'au cinéma d'horreur folklorique, dans une adaptation glaçante de 1970, avec Roddy McDowel, Ian McShane et Ava Gardner, qui jouait une vieille Reine des Fées manipulatrice.
L’interprétation la plus tenace de La ballade de Tam Lin, et celle dont ACOTAR tire son inspiration, est celle d’une femme qui défie les conventions sociales et en ressort victorieuse. Cela se reflète dans le travail d’écriture de la seconde partie du 20e siècle, où Tam Lin était une source d’inspiration, alors même que les femmes réévaluaient les histoires traditionnelles pour se les réapproprier à l’aube du mouvement féministe. Janet s’est fait un nom, elle était l’un des rares personnages féminins des histoires traditionnelles qui avait une incroyable confiance en son propre pouvoir.
L’écrivaine Susan Cooper a transformé cette histoire en un livre d’images, comme Jane Yolen, qui n’a pas caché ce qu’il l’attirait dans ce conte : « J’ai toujours aimé cette ballade des frontières écossaises, Tam Lin, mentionnée pour la première fois dans une compilation de ballades en 1549. C’est l’une des seules, voire la seule, dans laquelle c’est une femme qui arrive à la rescousse. » Pamela Deann a déplacé le lieu d’action pour une université d’arts libéraux du Midwest des États-Unis dans son roman de 1991, Tam Lin.
Diana Wynn Jones a mêlé la ballade écossaise avec une autre pour son livre paru en 1984, Fire and Hemlock, à propos d’une jeune femme qui perd la mémoire à cause d’un enchantement. Ces livres jouent avec les chemins qui s’offrent aux femmes dans ce monde, en se servant des fées et des forces de la magie pour placer des obstacles sur leur route. Aucun de ces romans n’a été un best-seller, comme ACOTAR, mais ils ont pavé le chemin de la réussite des livres de romantasy d’aujourd’hui.
Sarah J. Maas est allée plus loin dans son inspiration, en en élargissant son étendue. La ballade de Tam Lin se joue dans un cadre intimiste. Janet ne se rend jamais dans un lieu qui ne se trouve pas à moins d'un jour à cheval, et son problème est la bataille profondément personnelle de faire reconnaître son enfant. Sarah J. Maas envoie à la place son héroïne dans un vaste pays gouverné par les Faes, divisé en de nombreux territoires sur lesquels règnent des seigneurs. Son univers fictionnel est plus complexe que le petit monde de la ballade écossaise. Mais la Janet de Tam Lin est sans aucun doute la marraine des héroïnes de la romantasy d’aujourd’hui, guerrières et dragonnières.
Pour les lecteurs et les écrivains modernes, son histoire ouvre les portes d’un monde imaginaire qui est aussi bien un échappatoire qu’un lieu d’émancipation. C’est un moyen de penser à ce qui vaut la peine de se battre, malgré les coûts personnels parfois grands, et où trouver la force de mener ces batailles. Et, bien sûr, l’héroïne est certaine de trouver la personne qui fera magiquement battre son cœur à la fin de l’histoire.