Les "bactéries miroir" représentent-elles une nouvelle menace pour le vivant ?

Dans le monde vivant, de nombreuses molécules sont dites chirales : elles existent sous deux formes, « droite » et « gauche », appelées énantiomères. Les organismes vivants utilisent généralement une seule de ces deux formes, de manière exclusive.
En 1848, Louis Pasteur met en évidence pour la première fois le phénomène de chiralité : il s’agit d’une propriété géométrique d’un objet qui n’est pas superposable à son image dans un miroir, même après rotation. C’est par exemple le cas de nos mains droite et gauche.
Dans la nature, les acides nucléiques, comme l’ADN et l’ARN, sont constitués de sucres de forme D (« droite »). Les protéines, quant à elles, sont formées exclusivement d’acides aminés de forme L (« gauche »). Cette homochiralité est essentielle au bon fonctionnement des processus biologiques. Mais que se passerait-il si nous parvenions à créer leurs images miroir ?
Depuis plusieurs années, des chercheurs explorent la possibilité d’une vie miroir en tentant de reproduire les biomolécules dans leur forme inversée. En décembre 2024, un collectif de trente-huit scientifiques, parmi lesquels figurent de grands noms comme Gregory Winter, prix Nobel de chimie en 2018, ou Yasmine Belkaid, directrice de l’Institut Pasteur, a publié dans la revue Science un article accompagné d’un rapport technique d’environ 300 pages.
Ils y expriment leurs inquiétudes face à l’émergence possible, dans les dix prochaines années, d’une « forme de vie miroir ». Les scientifiques redoutent notamment la création de « bactéries miroir », qui pourraient perturber les écosystèmes et présenter un risque pour la santé humaine si leur développement échappait à tout contrôle.
La recherche en « biologie miroir » soulève ainsi d’importantes questions de biosécurité. C’est dans ce contexte que, les 12 et 13 juin 2025, l’Institut Pasteur à Paris a accueilli la première conférence internationale consacrée à la recherche sur la « vie miroir ».
DROITE OU GAUCHE ?
Michel Morange, professeur émérite de biologie à l’Institut d'histoire et de philosophie des sciences et des techniques (IHPST), explique que l’on ignore encore pourquoi la vie sur Terre a privilégié une seule forme chirale de molécules, sans jamais utiliser leur image miroir. « Il y a plusieurs hypothèses, mais ce n’est pas encore tranché ». La première suggère « une sorte de hasard originel. […] Au départ, une forme particulière aurait été choisie [puis] tous les êtres vivants, tous les descendants [auraient hérité de] cette même forme ».
La deuxième hypothèse avance que « dans la nature, les deux formes existeraient à peu près en quantité égale » mais que « dans certaines conditions, une des formes pourrait devenir plus abondante. Par exemple, sous l'effet de certaines radiations ». L’une des deux formes, alors plus abondante, a ainsi été privilégiée par la vie, car « la forme inverse ne fonctionne pas, et peut même devenir un poison pour l’organisme vivant ». La troisième et dernière hypothèse suppose que la vie se serait construite à partir d’un petit nombre de molécules d’une seule forme, qui auraient ensuite servi de modèles pour fabriquer d’autres molécules similaires. « Cela expliquerait par exemple pourquoi tous les acides aminés sont du même type », précise le spécialiste.
Selon Michel Morange, la vie dépend avant tout de la capacité des molécules à interagir entre elles de façon très précise. L’important n’est donc pas que deux molécules chirales « soient des isomères optiques, qui dévient la lumière polarisée d’un côté ou de l’autre », mais « qu’elles n’aient pas la même structure spatiale ». Cette forme tridimensionnelle conditionne leur interaction avec les enzymes, les récepteurs et les autres composants du vivant.
« Le phénomène des molécules miroir est intéressant, mais l’essentiel, c’est que les molécules aient des formes très précises dans l’espace », souligne le biologiste. « Il n’y aurait pas de vie sur Terre sans cette stéréospécificité : une forme particulière et des [mécanismes de] reconnaissance entre molécules [aux structures] complémentaires », capables de s’emboîter les unes avec les autres.
« Par exemple, si tous les acides aminés avaient eu la forme optique opposée à celle actuelle, les protéines auraient eu des structures totalement différentes et ne feraient peut-être pas la même chose. Ce serait vraiment des objets différents, parce qu’ils n’auraient pas la même structure tridimensionnelle », ajoute-t-il.
L’ÉTHIQUE IMPOSE DES LIMITES
Pour Hervé Chneiweiss, neurobiologiste et neurologue, président du comité d’éthique de l’Inserm créé en 1974, si certains chercheurs tentent aujourd’hui de reproduire des biomolécules dans leur forme inversée, c’est pour comprendre pourquoi la nature n’a retenu qu’une seule orientation. Selon lui, la recherche en biologie de synthèse répond à la fois à une curiosité scientifique fondamentale et à des enjeux fonctionnels, notamment dans les domaines de la santé et de l’industrie pharmaceutique.
« Dans un organisme comme l'Inserm, dont le rôle est de faire de la recherche dans le domaine de la santé et de la médecine, il est bien sûr essentiel d'explorer toutes les pistes et de donner aux chercheurs les plus créatifs, les plus imaginatifs, les moyens d'agir ». Agir, oui… mais à quel prix ? C’est « la question fondamentale que [se pose le comité] depuis presque toujours, en particulier depuis que la biologie est devenue moléculaire ». Ainsi, le comité d’éthique de l’Inserm joue un rôle essentiel dans « l’évaluation de la balance bénéfices-risques » et dans la réflexion autour du « bien vivre ensemble ».
Hervé Chneiweiss revient notamment sur le rapport publié dans Science, structuré autour de trois questions fondamentales que soulève la biologie de synthèse. « Est-ce qu’il serait possible de créer une bactérie miroir ? […] Est-ce qu’elle pourrait vivre hors des conditions du laboratoire ? [Si oui], est-ce qu’on pourrait l’arrêter ? ». Selon les trente-huit auteurs, un tel organisme pourrait bel et bien être conçu d’ici dix ans, survivre hors du laboratoire et devenir impossible à contrôler ou à éliminer en cas de dérive. Ces « bactéries miroir » pourraient échapper aux défenses immunitaires humaines et animales, « parce que les antibiotiques que l'on a ne reconnaissent que les bactéries que l'on connaît ».
Le neurobiologiste explique que « notre système immunitaire reconnaît des molécules de surface, donc des sucres qui tournent à droite ou des protéines qui tournent à gauche. Si l’on a une bactérie qui tourne dans l’autre sens, c’est comme si elle avait une cape d’invisibilité : notre système immunitaire ne la verrait pas. La bactérie pourrait se développer et faire des ravages dans les cultures, chez les animaux, sans pouvoir l'arrêter ».
« On ne peut pas se permettre de jouer avec le feu, car on sait qu’on va se brûler », alerte Hervé Chneiweiss, qui plaide pour le traçage « d’une ligne rouge » limitant les recherches en « biologie miroir ». Cette limite correspondrait, selon les discussions tenues à l’Institut Pasteur en juin dernier, à « la création de ribosomes miroir », ces structures cellulaires chargées d’assembler les acides aminés pour fabriquer les protéines. « Je suis pour la liberté de recherche […], mais il y a des choses qu’il est raisonnable de s’interdire, parce que ça n’a aucun intérêt pour la connaissance ni pour le progrès médical, et que ça présente clairement des dangers pour les humains et l’environnement », insiste-t-il.
UN RETOUR EN ARRIÈRE ?
Selon Michel Morange, l’apparition de « bactéries miroir » n’aurait « aucun effet » sur le vivant tel que nous le connaissons. Une position qui vient nuancer l’alerte lancée dans Science, qu’il considère comme « un moyen de susciter l’intérêt et de faire parler de soi de la part de certains scientifiques ». Pour lui, « le risque est sur le papier, mais pas dans la réalité ».
« C’est vrai que les organismes vivants ne seront pas capables de les reconnaître, sans doute, puisqu’elles ont des molécules différentes et donc ils n’interagiront pas avec elles », souligne-t-il. « Mais les interactions vont dans les deux sens. C’est-à-dire : ils ne les reconnaîtront pas, mais ces [bactéries miroir] ne reconnaîtront pas non plus les organismes vivants actuels ».
Si les « bactéries miroir » voyaient le jour, « elles échapperaient probablement, au moins dans un premier contact, à notre système immunitaire […] mais ce ne serait pas pour toujours, car il apprendrait à les reconnaître », ajoute Michel Morange. Enfin, le biologiste explique que « les premiers [organismes miroir] qui seront fabriqués ne fonctionneront pas très bien. C’est une compétition de type darwinien : ils ne seront pas favorisés par rapport aux organismes vivants actuels que nous connaissons, qui eux ont des milliards d’années d’évolution ».
« On retourne un peu à la peur qu’il y avait eu avec les premiers organismes génétiquement modifiés : “ils vont envahir le monde et s’opposer aux êtres vivants tels qu’ils sont !” », lance le spécialiste. Pour Michel Morange, ces inquiétudes semblent peu fondées, et il peine à identifier une véritable justification scientifique à ce type de recherche, y compris la perspective de découvrir de nouveaux médicaments.
En 1848, lorsque Pasteur a mis en évidence pour la première fois la chiralité des molécules, c’était, selon lui, « un nouveau monde qui s’ouvrait ». Une découverte qui allait « à l’encontre de ce qu’on connaissait » à l’époque et qui a profondément fasciné la communauté scientifique. « Et même Pasteur était fasciné, puisqu’il a essayé de fabriquer les premiers êtres vivants miroir. […] Que Pasteur ait voulu en faire, c’était normal à son époque, ça fascinait. Mais un siècle et demi après, ça me paraît moins original comme projet », conclut Michel Morange.
S’il juge peu convaincante la création d’organismes miroir, Michel Morange reconnaît que certains travaux en biologie de synthèse ont une réelle portée scientifique. Ils montrent que « certaines caractéristiques du vivant sont probablement un peu des hasards de cette pré-évolution chimique ou d’évolutions ultérieures », et nous incitent à interroger les critères qui définissent le vivant tel que nous le connaissons. En ce sens, la biologie de synthèse « ouvre des perspectives dans une vision un peu trop étroite de ce qu’est la vie et de ce qu’elle doit être ».