Qui était vraiment la Vierge Marie ? Ce qu'en dit l'archéologie

Oct 3, 2025 - 07:20
Qui était vraiment la Vierge Marie ? Ce qu'en dit l'archéologie

Depuis deux mille ans, cathédrales, hymnes et peintures célèbrent Marie, la mère de Jésus, comme la Vierge mère de Dieu. De la Pietà de Michel-Ange aux mosaïques dorées de Byzance, on la figure le plus souvent sereine, jeune et éternellement pure. Pourtant, derrière l’auréole et les icônes se cache une femme bien différente, une vie de chair et de sang occultée par des siècles de patine théologique. Selon le bibliste James Tabor, archéologue respecté et autrefois professeur spécialiste du judaïsme antique et du christianisme primitif à l’Université de Caroline du Nord à Charlotte, retrouver la Marie historique pourrait non seulement transformer l’état de connaissances sur Jésus mais également réécrire les origines mêmes du christianisme.

L’argument de James Tabor, exposé dans son dernier livre, qui s’intitule The Lost Mary, se déploie sous la forme de cinq thèses radicales : il estime que Marie fut l’une des fondatrices du christianisme, qu’elle était d’ascendance royale et descendait également du premier grand-prêtre, qu’on l’effaça délibérément de la mémoire chrétienne, qu’elle transmit l’essentiel de l’enseignement de Jésus et qu’il faut avant tout la considérer comme une femme juive aux prises avec la violence qui sévissait en Judée romaine au premier siècle de notre ère.

 

UNE FONDATRICE DU CHRISTIANISME

Selon le récit traditionnel, le christianisme commence avec Jésus et se propage grâce à la prédication de Pierre et de Paul. Marie y figure, mais en marge seulement : présence discrète dans la mangeoire, aux noces de Cana et au pied de la croix. James Tabor insiste, ces portraits minimisent son rôle véritable.

Marie, avance-t-il, n’était pas que la mère de Jésus mais la matriarche d’une dynastie. Elle était aussi la mère de Jacques, qui succéda à Jésus à la tête du mouvement à Jérusalem, et apparentée à Jean le Baptiste par sa cousine Élisabeth. Ces trois hommes, Jean, Jésus et Jacques, façonnèrent les premières décennies du mouvement de Jésus et Marie était la personne qui les reliait. C’était une « affaire de famille ». Lors de la crucifixion, dans l’Évangile de Jean, Jésus confie sa mère à un disciple anonyme désigné uniquement comme « le disciple que Jésus aimait ». James Tabor avance que ce disciple bien-aimé était en fait Jacques, le frère de Jésus, et que du début de son ministère à la fin, Marie et Jacques furent étroitement impliqués dans la direction du mouvement

Si tel est effectivement le cas, loin d’être une figure de second plan, Marie aurait été la pierre angulaire du mouvement, apportant stabilité, continuité et inspiration après la crucifixion de son fils. Une des raisons pour lesquelles les historiens ne reconnurent pas son rôle, écrit James Tabor, tient au fait qu’au 19e siècle, lorsque les universitaires commencèrent à chercher le Jésus historique, « les femmes étaient largement marginalisées dans le monde académique, au sein de l’Église et dans la société plus généralement ». La marginalisation des femmes au 19e siècle a selon lui conduit les universitaires à projeter leurs propres structures sociales sur la Galilée du premier siècle et ainsi à négliger le rôle de Marie.

Les femmes étaient également marginalisées dans la Galilée du premier siècle, mais l’Antiquité connut des femmes influentes. Bernadette Brooten, professeure émérite à l’Université Brandeis, dans le Massachusetts, a par exemple rassemblé des témoignages épigraphiques pour son ouvrage Women Leaders in the Ancient Synagogue, qui montrent l’influence et le pouvoir dont jouissaient les femmes dans le judaïsme antique. Cela ne veut pas dire que Marie était elle-même influente, et il existe très peu de sources anciennes allant en ce sens, mais en principe James Tabor a raison.

Vu sous cet angle, affirme-t-il, Marie n’était pas simplement présente aux débuts du christianisme, elle était une matriarche dont la sagesse et l’abnégation permirent l’émergence d’une nouvelle tradition religieuse. 

 

UNE ASCENDANCE « DOUBLEMENT ROYALE » ?

L’autorité de Marie n’était pas seulement maternelle, mais également généalogique. James Tabor avance que Marie descendait à la fois d’une lignée sacerdotale et d’une lignée royale, ce qui faisait d’elle, et de ses enfants, des êtres « doublement royaux ».

La preuve cruciale de cela réside dans la généalogie de Luc, traditionnellement interprétée comme retraçant l’ascendance de Joseph. Étrangement, James Tabor voit dans cette liste, qui va de David à Jésus, une généalogie de Marie. Contrairement à celle de Matthieu, qui suit la lignée royale de Salomon, la généalogie de Luc inclut de nombreux noms associés à la classe sacerdotale d’Israël : Lévi, Éliézer et Jannaï. Marie, suggère-t-il, descendait à la fois de David, emblématique roi d’Israël, et d’Aaron, le premier grand-prêtre (selon le Lévitique, tous les prêtres du Temple devaient être issus de la descendance d’Aaron).

Mais cet argument pose une difficulté. Si le récit que fait Luc de la naissance de Jésus se focalise sur Marie, la généalogie elle-même ne la mentionne jamais et retrace plutôt la lignée de Jésus à travers Joseph. James Tabor propose un argument convaincant pour expliquer pourquoi l’on pourrait voir dans Luc 3:2 une allusion à Marie, bien que d’autres chercheurs ayant envisagé cette possibilité, comme Raymond Brown, auteur de The Birth of the Messiahne partagent pas cet avis.

Si James Tabor a raison, cet héritage aurait donné aux enfants de Marie le droit de revendiquer le pouvoir en tant qu’héritiers légitimes à la fois du trône et du Temple, bien que beaucoup d’autres auraient vraisemblablement pu émettre des revendications similaires s’ils avaient osé. Il n’existe aucune preuve de cela dans le Nouveau Testament, mais certains auteurs des premiers temps du christianisme, comme Hippolyte de Rome et Origène, écrivains de la fin du deuxième et du début du troisième siècle, dirent de Jésus qu’il était « d’ascendance mixte », mêlant la lignée royale de Juda à la lignée sacerdotale de Lévi. De même, Jacques, le deuxième fils de Marie, est présenté dans les écrits d’Hégésippe comme portant des vêtements sacerdotaux, chose qui n’aurait été permise que si l’on considérait qu’il faisait effectivement partie de la classe sacerdotale. Épiphane, auteur du quatrième siècle, suggère que Jacques aurait porté des vêtements sacerdotaux dans le temple de Jérusalem lui-même. Ces sources sont bien ultérieures et motivées théologiquement, mais elles démontrent un intérêt des premiers chrétiens pour la création d’une lignée sacerdotale pour Jésus. Celle-ci doit venir de Marie, avance James Tabor, « car Joseph n’avait aucune prétention à quelque statut sacerdotal que ce soit ».

 

EFFACÉE DE L’HISTOIRE CHRÉTIENNE

Si le rôle de Marie était si central, pourquoi le Nouveau Testament la relègue-t-il si souvent au second plan ? Si Marie avait bel et bien une ascendance royale à la fois religieuse et séculière, alors pourquoi n’en trouve-t-on que des signes très indirects dans les Évangiles ? James Tabor pointe du doigt ce qu’il considère comme un effacement délibéré.

Dans le plus ancien Évangile, celui de Marc, Jésus est de manière frappante appelé « le fils de Marie », une façon inhabituelle de nommer un homme juif. Joseph est complètement absent du récit, qui fait de Marie la figure centrale de la famille. Mais des visions concurrentes de l’héritage de Jésus ont relégué Marie à la marge. Dans les épîtres de Paul, elle disparaît presque entièrement. Paul ne la nomme jamais ; il dit seulement de Jésus qu’il est « né d’une femme ». Les autres Évangiles réintroduisent Joseph dans le récit et l’élèvent au rang de père légal, ce qui détourne encore davantage l’attention de Marie.

Selon James Tabor, ce silence n’a rien d’accidentel. En effaçant Marie, Paul et d’éminentes figures chrétiennes ultérieures purent détourner l’attention de la famille juive de Jésus pour la rediriger vers son identité cosmique en tant que Christ. L’emphase théologique, autrefois mise sur une dynastie de chair et de sang enracinée dans la politique judéenne, portait désormais sur un message de salut universel. Marie, Jacques et le reste de la famille de Jésus furent éclipsés par Pierre et Paul, qui devinrent les « piliers » officiels de la religion.

D’autres chercheurs ont pu avancer des arguments similaires concernant l’effacement et la marginalisation des femmes dans l’Église primitive. Dans une série de publications, Elizabeth Schrader Polczer, maîtresse de conférences qui enseigne le Nouveau Testament à l’Université Villanova, en Pennsylvanie, a montré que les manuscrits chrétiens des débuts avaient supprimé les références à Marie-Madeleine. Un article publié récemment dans le Journal of Biblical Literature par Yii-Jan Lin, maîtresse de conférences à la Yale Divinity School, démontre comment Junie, nommée apôtresse par Paul, fut dévalorisée et regenrée dans l’interprétation chrétienne. James Tabor avance un argument tout aussi solide, voire plus controversé encore : Marie fut mise de côté au profit de Paul et de sa propre vision du discipulat. Durant ce processus long de trois siècles, on fit de Marie la Vierge éternellement pure, soumise, mère de Dieu ; sainte, certes, mais historiquement réduite au silence.

 

LA SOURCE DU MESSAGE DE JÉSUS

Et si le message radical de justice et de compassion de Jésus venait non seulement d’une révélation divine mais également de sa mère ?

Marie connut la pauvreté, l’oppression et la perte. Devenue veuve jeune, elle éleva une famille nombreuse dans une terre secouée par la révolte et la brutalité romaine. Son vécu, suggère James Tabor, lui donna un sens profond de la justice. Dans l’Évangile selon Luc, elle prononce des paroles auxquelles on se réfère sous le nom de Magnificat : « Il renverse les puissants de leur trône, il élève les humbles. Il comble de biens les affamés, renvoie les riches les mains vides. » (Luc 1:52-53)

Selon James Tabor, qu’elle ait effectivement prononcé ces mots ou non, ceux-ci reflètent l’éthique que Jésus lui-même proclamerait plus tard : le royaume de Dieu appartient aux pauvres, les derniers seront les premiers, les débonnaires hériteront de la terre. La voix de Marie résonne dans les plus célèbres enseignements de son fils, les Béatitudes, que l’on trouve dans le Sermon sur la montagne. Sa vision d’un monde réorganisé influença non seulement la prédication de Jésus, mais aussi le rôle de Jacques à Jérusalem.

Après la crucifixion de Jésus, ce fut Jacques qui prit la tête du groupe de disciples à Jérusalem. Cela, nous le savons grâce à Paul, qui évoque Jacques et ses rapports tendus avec les dirigeants de l’Église de Jérusalem. James Tabor imagine Marie vivant avec Jacques et dirigeant l’Église de Jérusalem à ses côtés, en tant que « centre névralgique du mouvement de Jésus tout entier ». Il identifie même une maison du premier siècle, située sous l’Église des Apôtres, bâtie sur le mont Sion à l’époque des Croisades, à Jérusalem, comme leur demeure à cette époque. L’hypothèse est séduisante, d’autant qu’elle est conforme aux réalités sociales de l’époque : les veuves comme Marie vivaient généralement avec des membres de leur famille, comme Jacques. Il convient toutefois de noter que la Bible reste étrangement muette sur la vie de Marie après les événements de Pâques.

Vu ainsi, Marie ne fut pas seulement le ventre qui porta Jésus ; elle fut la source de son message. Cet aspect de l’argument de James Tabor est sans doute le moins sujet à controverse et le plus instinctif. La tradition catholique part du principe que Marie aurait confié au jeune Jésus les détails de l’Annonciation, l’épisode où l’archange Gabriel lui annonce qu’elle concevra un enfant). Dans un article pour le site Catholic Answers, base de données en ligne pour l’enseignement catholique, Michael Pakaluk avance que Marie aurait également influencé la composition de l’Évangile selon Jean.

 

UNE FEMME JUIVE HISTORIQUE

James Tabor plaide pour que l’on sorte Marie de la « vitrine » de la tradition chrétienne et que l’on souvienne d’elle comme d’une figure historique : une femme juive du premier siècle élevant ses enfants sous le joug du pouvoir romain. Cela devrait être évident, mais un lourd nuage formé par des siècles d’interprétation et de traditions chrétiennes a occulté à la fois son identité religieuse originale et les épreuves qu’elle dut affronter.

Cela commence par son prénom. Si nous l’appelons Marie, le Nouveau Testament la désigne par le prénom grec Mariam, un nom hébreu qui la relie à Mariam, sœur de Moïse et d’Aaron. Cette Marie fut une jeune mère qui enfanta probablement dans des conditions précaires, qui allait chercher de l’eau chaque jour et qui avait du mal à nourrir ses enfants. Il est vraisemblable qu’elle ait été particulièrement jeune lorsqu’elle donna naissance à Jésus ; elle devait avoir quatorze ans environ.

La filiation de Jésus fut entourée de controverse. Bien que les Évangiles fassent de Dieu le père de Jésus, les contemporains de Marie n’étaient sans doute pas aussi généreux. Ainsi que l’explique James Tabor, il existe des légendes plus tardives affirmant que Jésus était le fils d’un soldat romain, mais « de notre point de vue historique, il faudrait dire “de père inconnu” ». Comme le rapportent les Évangiles, Joseph protégea peut-être Marie de rumeurs et de commérages cruels, mais son soutien fut temporaire. Il est probable que quelque temps après son mariage arrangé avec Joseph, elle soit devenue veuve et qu’elle ait élevé ses fils et ses filles avec une aide limitée. Joseph, observe James Tabor, n’apparaît jamais dans nos sources après que Jésus atteint l’âge de douze ans. On voit seulement Marie voyager seule avec ses enfants.

Selon les Évangiles, elle était également juive et se rendait à Jérusalem et au Temple à l’occasion de fêtes religieuses et était profondément impliquée dans la vie juive. Elle connut la terreur politique alors que la dynastie d’Hérode et Rome exécutaient ceux qui se prétendaient messies. En l’an 4 avant notre ère, alors que Marie entrait dans l’âge adulte, la Galilée connut la révolte. Un rebelle du nom de Judas le Galiléen s’empara de l’arsenal royal lors de la bataille de Sepphoris et se déclara roi, ce qui suscita des espoirs messianiques dans les villages alentours, y compris à Nazareth, où vivaient Marie et Joseph. La riposte de Rome fut rapide et impitoyable. Le légat syrien Varus marcha avec deux légions (12 000 hommes environ) en Galilée, réduisant Sepphoris en cendres et semant la terreur. Joséphus, historien juif, rapporte que les Romains crucifièrent deux mille rebelles le long des axes majeurs, de sorte qu’à perte de vue, les routes étaient bordées de croix, chacune portant une victime agonisante.

Pour des villageois comme Marie et sa famille, qui pouvaient voir la fumée de la ville depuis Nazareth, ce triste spectacle était inévitable : la puanteur des ruines carbonisées, les cris des crucifiés, la vue des corps de voisins suspendus à quelques mètres seulement des chemins qu’ils empruntaient quotidiennement. Ainsi que le fait observer James Tabor, ce fut un traumatisme formateur, une première leçon sur le coût de l’empire et sur le prix de l’espoir messianique. Mais ce ne fut pas l’expérience la plus éprouvante. Au soir de sa vie, trois de ses fils (Jésus, Jacques et Simon) avaient été mis à mort pour leurs prétentions ou leur rôle de leader. Sa vie fut marquée par sa capacité à résister, par le deuil et par la résilience.

Selon James Tabor, le fait de restituer Marie à l’Histoire implique de la voir non comme une figure éthérée mais comme une femme dont la foi et le courage se forgèrent dans la souffrance. Sa judéité était essentielle : toute sa vie tournait autour de la Torah, des rituels du Temple et des espoirs de délivrance d’Israël. Elle appartenait à une communauté en attente de justice et elle transmit cet espoir à ses enfants.

Depuis des siècles, la tradition chrétienne célèbre Marie comme la Vierge tout en ignorant la femme derrière le mythe. La reconstruction proposée par James Tabor n’est pas sans controverse et l’on ne manquera pas de discuter certains aspects de son argumentation, mais celle-ci nous invite à voir sous un nouveau jour celle qui fut fondatrice, matriarche, visionnaire et survivante.

En retraçant son histoire, nous découvrons non seulement les racines cachées du christianisme mais également un modèle de résilience qui résonne à travers les époques. Ainsi que le montre James Tabor, Marie nous rappelle que derrière chaque mouvement se trouvent des femmes dont on a tu les voix, mais dont l’influence se cache juste sous nos yeux.

Deux mille ans plus tard, l’acte le plus radical est peut-être de la désigner telle qu’elle fut : pas seulement « bénie entre toutes les femmes », mais également fondatrice oubliée du christianisme.